Fiora et le Téméraire
troupe qui se dirigeait
vers Brévailles. Léonarde et Marguerite venaient derrière sur des mules bien
dociles et Esteban, armé jusqu’aux dents contre les infortunes de la route,
fermait la marche.
– A
quoi veux-tu que je renonce ? A conduire Marguerite à sa grand-mère ?
– Tu
sais très bien ce que je veux dire. Même sans Marguerite tu serais venue ici
pour y abattre ton grand-père... Ne proteste pas ! Que tu le veuilles ou
non, il l’est ?
– Il
ne le serait que s’il avait d’abord été un père mais il est à l’origine de tous
les malheurs de ma mère. Non seulement il l’a mariée de force à ce misérable du
Hamel mais il n’a rien fait pour la sauver quand l’heure en est venue. Tu
voudrais que je lui pardonne ?
– Non,
mais je voudrais que tu t’épargnes toi-même. Laisse-moi conduire Marguerite
avec Léonarde et retourne avec Esteban à l’hôtellerie de Verdun [iv] où nous avons
dormi. Il vaut mieux que tu ne pénètres pas dans cette maison, ajouta-t-il en
désignant de sa houssine le château dont les tours semblaient flotter sur la
nappe de brouillard blanc qui montait de la rivière.
Ce n’était
pas un grand château mais, avec ses trois tours, son donjon et ses hautes
courtines habillés de lourds visiblement en parfait état, il offrait un aspect
redoutable et il ne devait pas être facile d’en forcer l’entrée. Campé
au-dessus du Doubs dont les eaux tumultueuses emplissaient ses fossés et l’isolaient
quand le pont-levis était relevé, il ressemblait à quelque guerrier obstiné
qui, sans se soucier de se mouiller les pieds, surveille et commande la
rivière...
– Que
crains-tu ? demanda Fiora avec une pointe de dédain.
– Ton
visage !
– Mon
voile le cache.
– Mais
tu seras bien obligée de le découvrir. Quel accueil crois-tu que l’on va te
réserver dans une demeure où le maître fait régner une discipline qui ressemble
à la terreur ? Souviens-toi de ce que t’a dit Christophe ! C’est un
homme dur, impitoyable et qui, non seulement n’a pas tenté de sauver ses
enfants coupables, mais a aidé le mari à obtenir le châtiment. Si tu entres
ici, j’ai grand-peur que tu n’en sortes pas...
– C’est
ce que nous verrons ! Et puis qu’ai-je à craindre en ta compagnie ? Aurais-tu
perdu ce pouvoir qui te permet de dominer les gens au moment d’une forte
émotion ? Tu pourrais l’exercer ! La vue de ma figure a toutes les
chances de provoquer cette réaction.
– C’est
toujours plus difficile sur un homme et je redoute que ce Brévailles ne soit un
vieux dur à cuire imperméable à tout état émotionnel.
– L’occasion
est d’autant plus belle de tenter une expérience intéressante ! D’ailleurs,
je ne vois pas comment on pourrait refuser de recevoir une petite-fille on ne
peut plus légitime ? Marguerite, elle, n’est pas née dans le péché ! ajouta-t-elle
avec une pointe d’amertume. Je n’ai pas le droit de lui refuser cette chance.
– En
admettant que ce soit une chance ! Je ne sais pas si ce château est l’endroit
idéal pour oublier des années de souffrances.
Marguerite,
en effet, avait réussi à leur raconter peu à peu ce qu’avait été sa vie dans
les demeures successives de son père. Quatre ans de relative douceur aux mains
d’une nourrice qui l’avait quittée pour un monde meilleur, puis le
quasi-abandon auprès de domestiques indifférents et, pour la plupart du temps,
loin des yeux d’un père qui ne celait pas son aversion. Ses seules sorties la
conduisaient à l’église voisine, sous la garde d’une servante bigote qui ne
trouvait jamais assez longues les stations que l’on faisait, à genoux, sur des
dalles froides. Elle avait fini par penser qu’un couvent ne serait pas plus
pénible que sa vie dans la maison paternelle et, un jour, elle avait osé
demander qu’on lui permît d’entrer en religion.
Du
Hamel avait refusé sèchement. Il n’avait aucune envie de payer une dot pour une
fille qui lui économisait déjà une servante de cuisine. Et puis, quand l’adolescence
avait formé le corps de Marguerite, elle avait dû subir les violences d’un
palefrenier qui l’avait odieusement forcée dans la paille de l’écurie. La
suite, les nouveaux amis de la malheureuse – elle ignorait toujours le lien de
sang qui l’unissait à Fiora car Démétrios, prudent, l’avait exigé. Ils en
avaient appris le plus noir durant la transe où la jeune femme avait
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