Fleurs de Paris
aller ; puis, tout à coup, il revint sur Ségalens,
et les poings crispés, les yeux sanglants, lui dit dans la
figure :
– Je ne vous frappe pas parce que je
serais arrêté pour assassinat et que je ne veux pas être
guillotiné, voilà !
– Allons donc ! il n’y a personne
qui saurait que vous m’avez tué. Et moi-même, si j’en revenais,
comment pourrais-je faire arrêter mon assassin, puisque je ne vous
connais pas ? Tout cela, vous le savez aussi bien que moi.
Vous savez, de plus, que votre intérêt serait de vous débarrasser
du témoin de votre vol. Vous l’avez dit à ma question, le couteau
seul pourrait répondre. Et pourtant, vous l’avez mis à dormir bien
tranquille dans votre poche, le couteau ! Et pourtant vous ne
frappez pas ! Je vous dis, moi, que c’est parce que vous avez
trop de cœur. Tout autre que vous, de la pègre, m’eût suriné dix
fois déjà. De la pègre, vous en êtes. J’ai admiré tout à l’heure
avec quelle habileté vous avez suivi le bourgeois. Évidemment, vous
avez la longue habitude de l’affût, des marches silencieuses dans
le sillon du pante. Pourquoi vous êtes de la pègre, je n’en sais
rien. Mais je réponds que cela vous fait horreur, et que vous, qui
vivez de ténèbres, vous méritez de vivre en pleine lumière.
– Qui êtes-vous ? demanda Jean Nib
haletant.
– Un curieux, voilà tout. Je n’ai pas
besoin de vous dire que je ne suis pas un mouchard, vous avez trop
l’habitude de voir et d’observer pour que vous ayez pu commettre
une aussi grossière erreur.
– Qui êtes-vous ? répéta Jean Nib
dans un grognement furieux.
– Un curieux, vous dis-je ! Ah çà,
n’allez pas me prendre, au moins, pour un prédicant ! Fi, la
vilaine race ! N’allez pas croire, mon cher monsieur, que j’ai
entrepris de vous ramener dans les sentiers de la vertu ! Il y
aurait trop d’ouvrage à Paris !
– Que voulez-vous alors ?
– Causer un peu avec vous, vous voir de
près, examiner le monstre social que vous êtes…
– Écoutez, ce que je vois de plus clair,
c’est que vous voulez faire ma connaissance ?
– Très juste. Vous avez dit le mot. Je
désire vous connaître.
Les deux hommes se mirent à marcher côte à
côte, silencieux et pensifs.
– Je suis sûr, dit Ségalens, que vous
vous demandez pourquoi je tiens à vous connaître… Je vais vous
dire. D’abord, c’est à cause de votre geste, tout à l’heure. Quand
je vous ai vu tendre à cette malheureuse votre main pleine d’or, je
vous avoue que ça m’a remué… Car enfin, les gens qui, comme vous,
font métier d’arrêter les gens pour leur demander la bourse ou la
vie ne sont pas disposés en général à tant de générosité…
– Si ce n’est que ça, dit Jean. Nib, faut
pas que ça vous épate. Sûr, les escarpes n’ont pas l’habitude de
refiler leur galette aux mendigots. Moi non plus, j’en ai pas
l’habitude. Si je travaille, c’est pour moi. Et puis, basta, les
mendigots me dégoûtent. Mais cette femme qui pleurait… et puis
surtout, c’est les gosses. Je ne peux pas voir un gosse avec une
figure de misère sans que ça me mette dans des états… Alors, j’ai
fouillé dans le tas, sans savoir, et la femme tenait déjà la
galette que je ne savait pas encore ce que j’avais fait…
– Vous le regrettez ?…
– Non. Au contraire, je suis content de
savoir que les gosses vont avoir à bouffer. Seulement, si c’est
pour ça que vous voulez me connaître, c’est pas la peine, voilà ce
que je voulais dire.
– Écoutez, je connais votre profession,
vous ne connaissez pas la mienne. Je vais vous la dire :
j’écris dans les journaux.
– Ah ! fit Jean, narquois. Eh
bien ! vous devriez leur dire, aux journaux, de ne pas écrire
tant de bêtises sur les escarpes. Ils n’y entravent que dalle…
– Plaît-il ?…
– Ils n’y comprennent rien, quoi !
Moi, si j’écrivais dans les journaux, je voudrais au moins avoir vu
de mes yeux ce que je raconterais.
– Eh bien ! mon digne escarpe,
s’écria Ségalens triomphant, c’est précisément l’idée que j’ai eue,
et vous pouvez m’en croire, je me trouve très flatté de voir que
vous approuvez cette idée ! J’ai voulu savoir pourquoi il y a
des gens qui tuent et qui volent. J’ai voulu les voir de près comme
je vous vois. J’ai voulu leur demander pourquoi ils ont adopté ce
genre de vie plutôt qu’une autre. J’ai voulu me promener là
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