Fleurs de Paris
Il avait
peur. Il ne savait pas où il était, ce qu’il faisait là. Il
remarqua qu’il avait son couteau à la main, il le referma et le
remit dans sa poche. Et il écouta. De tout son être, il écouta ce
que Jean Nib pouvait dire encore. Mais cette fois, le blessé était
tombé dans ce profond assoupissement qui suit les crises de
délire…
Alors, une curiosité effrayante, irrésistible,
indomptable, s’empara de Gérard : il voulut voir la figure de
son frère ! Il voulut voir comment son frère était fait !
Et pourtant, il le connaissait, ce visage qui était le visage de
Jean Nib !…
Avec des précautions comme jamais il n’en
avait prises pour éviter un craquement de parquet, il se rapprocha,
il prit la petite lampe sur la cheminée, et il se pencha sur Edmond
d’Anguerrand…
Longtemps, il demeura là, pensif, en proie à
une rêverie désordonnée, étudiant avidement ce visage, cherchant à
y découvrir les signes qui constituent l’air de famille, et les
découvrant en effet l’un après l’autre dans l’envergure du front,
dans la ligne des lèvres…
Jean Nib souriait…
Peut-être après la crise de délire, quelque
rêve heureux le transportait à l’époque de son enfance. Il souriait
d’un sourire d’enfant, en effet, et une étrange douceur se
répandait sur sa physionomie. Oui, sûrement, il faisait quelque
rêve heureux…
Et c’était un rêve effroyable qui emportait
Gérard d’Anguerrand penché sur son frère !…
L’esprit de mort était en lui… le meurtre
était imminent… Il sentait que le geste qui allait tuer Edmond
allait lui échapper. Et pourtant, ce geste, il ne le faisait
pas…
Est-ce dire que Gérard était effrayé par
l’idée de tuer son
frère
?
Il avait bien levé le couteau sur son
père !
Réfléchir à ce qu’il ferait du cadavre… Le
blessé n’était plus un inconnu. Ce n’était même plus Jean Nib.
C’était son frère !…Dès lors, des précautions exceptionnelles
s’imposaient.
« Je le tiens ici pour dix jours, quinze
jours peut-être ! songea Gérard. Je puis bien m’accorder cinq
ou six jours pour combiner et réussir… » Lentement, doucement,
Gérard gagna la porte et l’ouvrit. De là, il jeta un long regard
sur Jean Nib. Puis il se retira sans bruit.
À ce moment une ombre, dans le fond du
couloir, s’effaça derrière une tenture. C’était un homme. Et cet
homme, dont le visage était livide de terreur, suivit de ses yeux
dilatés Gérard, qui, lentement, s’enfonçait dans l’escalier.
Pendant deux jours et deux nuits, Jean Nib se
débattit dans le délire. Le troisième jour par un de ces phénomènes
de vitalité qui parfois déconcertent les médecins, la fièvre le
quitta. Le sixième jour, il déclara à Pierre Gildas qu’il pouvait
se lever et marcher. Pendant cette période, Pierre Gildas employa
tous les instants où il fut libre à soigner le blessé. Mais s’il
dut assez souvent le laisser seul pendant le jour, il passa les
nuits dans sa chambre. Tous les soirs, dès que l’hôtel s’endormait,
Pierre Gildas pénétrait chez Jean Nib, fermait la porte à clef,
poussait un fauteuil contre cette porte, plaçait un revolver à
portée de sa main, et s’installait. Il dormait deux ou trois heures
dans le fauteuil. Dès le moment où le blessé revint au sentiment
des choses, Pierre Gildas parut attendre avec une anxiété
croissante qu’il pût se lever.
Le soir du sixième jour, comme nous l’avons
dit, Jean Nib se déclara assez fort pour se tenir debout et
marcher.
– En ce cas, dit Gildas d’une voix
sourde, il faut le tenter tout de suite…
– Ah ! votre maître s’est aperçu que
je suis là, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est cela ! fit Gildas en
tressaillant.
– Et il vous a flanqué une sérénade,
hein ? Moi, dans l’hôtel du comte de Pierfort ! ça ne
fait pas bien dans le tableau… il vous a dit de le débarrasser de
moi ?…
– Oui, oui… c’est tout à fait cela, alors
vous comprenez…
– Oui, dit Jean Nib pensif, je comprends
maintenant pourquoi vous me demandiez à chaque minute si j’étais
assez fort pour me lever… N’importe ! vous m’avez sauvé, je ne
l’oublierai pas… Eh bien ! on va se tirer…
Pierre Gildas aida Jean Nib à s’habiller. Et
sauf une faiblesse naturelle, le blessé constata en effet qu’il
était plus solide qu’il n’eût pu l’espérer.
– Je vais vous accompagner, dit
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