Fleurs de Paris
parfois au milieu d’un mot
commencé, puis, à d’autres moments, débitant avec rapidité toute
une longue phrase.
Gérard d’Anguerrand, la manche retroussée pour
éviter les taches de sang, le couteau solide dans sa main, l’œil
froid et la physionomie figée, s’avança. Il avait environ quatre
pas à faire pour atteindre le lit. Au deuxième pas, il s’arrêta
court, et son bras, qui déjà se levait, retomba ; il tendit le
cou vers le blessé et demeura pétrifié dans une attitude de stupeur
insensée, de terreur superstitieuse…
Jean Nib, dans son délire, très distinctement
avait prononcé ceci :
– Oses-tu bien frapper un
d’Anguerrand ?…
Un d’Anguerrand !…
Qu’est-ce que cela signifiait ?
À qui Jean Nib s’adressait-il ?
Pas à moi ! haleta Gérard. Non ! ce
n’est pas à moi qu’il parle ! Il ne m’a pas vu ! il ne me
voit pas ! Et pourtant il dit : « Oses-tu bien
frapper ?… » Il voit donc que je veux le frapper, bien
qu’il ne me voie pas ?… Et il dit : « Frapper un
d’Anguerrand !… » Qui ça, d’Anguerrand ?… Il y a ici
un d’Anguerrand, un seul, c’est moi !…
D’informes pensées l’assaillaient. Les
hypothèses tourbillonnaient en tumulte dans son cerveau. Et déjà,
quoi qu’il fît, malgré tous ses efforts pour la repousser, Gérard
s’arrêtait à une seule de ces hypothèses… Et c’était cela qui le
frappait de stupeur ! C’était cela, c’était cette hypothèse
folle, impossible, qui faisait ruisseler sur son front une sueur
glacée et faisait dresser ses cheveux sur sa tête !
Jean Nib parlait comme si lui, Jean Nib, eût
été un d’Anguerrand !…
À ce moment, d’une voix très distincte encore,
le blessé, en paroles rapides, prononça ceci :
– Barrot, je me plaindrai à mon
père ! Barrot, le baron te fera bâtonner ! Barrot !
misérable Barrot, tu me frappes ! Tu meurtris ma pauvre petite
sœur !… Attends, Valentine, je vais couper une branche à la
forêt, j’en ferai un bâton pour te défendre, et puis je pendrai le
misérable, et puis il faudra courir plus vite à cause de la neige,
et maman qui nous attend… as-tu remarqué, Valentine ? bien
sûr, moi j’ai vu…
Ici, Jean Nib se mit à rire. Puis, très vite,
il continua :
– Tu n’as donc pas vu l’arbre de Noël que
maman va faire planter ? Il y en a, tu sais ! J’ai vu
Barrot apporter plein de petites boîtes. Qu’est-ce qu’il peut y
avoir dedans, dis ?… Bon Barrot, laisse-nous voir… voir les
jouets qu’on mettra à l’arbre de Noël ; parce que… Bon sang de
sort, si les aminches s’aboulent pas, j’suis fricassé, moi… Et
Rose-de-Corail, quoi qu’elle va devenir, si Barrot, avec cette sale
gueule de Biribi… Oui, mais d’un bon coup de surin, tiens !
Ah ! ça t’apprendra !… Nous voici, maman, ne nous grondez
pas, nous avons été promener dans la forêt avec Barrot, et
Valentine a les pieds tout mouillés par la neige… Oh !…
oh !… nom de Dieu !… pourvu qu’ils ne l’aient pas foutue
à l’eau !…
Jean Nib se tut brusquement. Il râlait… Il se
débattait…
Et l’autre ?… L’autre, debout, au milieu
de la chambre son couteau à la main… l’autre, courbé, écrasé,
ramené sur lui-même, il râlait, lui aussi ; il se débattait,
lui aussi, contre d’effroyables visions, et sa pensée affolée
bégayait :
– Edmond d’Anguerrand !… Mon
frère !…
– Barrot ! Barrot ! où me
conduis-tu ? Au secours, maman !… Maman où
êtes-vous ?… Oh ! qu’il fait froid ! qu’il fait
noir !… Mon père, pourquoi êtes-vous venu au
château ?…
– Mon frère !… Non, non !… Je
rêve !… Je fais un rêve hideux !… Mon frère !… Jean
Nib ! Edmond d’Anguerrand !…
– Et Valentine, où est-elle ? Qu’en
as-tu fait, Barrot ?… La Loire ! voici la Loire !…
Oh ! que je suis fatigué, Barrot ! Je ne peux plus
marcher, porte-moi un peu…
Encore une fois le blessé se tut. Il laissa
retomber sa tête qu’il avait soulevée, et presque aussitôt il se
remit à parler, mais d’une voix si rapide et si confuse, qu’il fut
impossible à Gérard de saisir un seul mot…
Gérard se mit à reculer… il n’y avait rien
dans sa pensée. Rien qu’un mot qui y résonnait
sourdement :
– Mon frère !…
Et il recula jusqu’à ce qu’il eût retrouvé
l’encoignure d’où il s’était avancé pour frapper Jean Nib.
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