Fortune De France
attendant, nul ici, homme ou garce, s’il désire être mon ami, ne
dira ni ne souffrira qu’on dise devant lui ces méchantes et damnables paroles
sur Jonas et son épouse, mais les tiendra tous les deux, homme et femme, comme
je fais, en particulière estime. Et quant à toi, Maligou, puisque tu es dans
les secrets du diable, demande-lui qu’il te dédouble aussi, et tandis que tu
cuis notre pot, qu’il fasse de toi en même temps souris grasse et luisante dans
mon grenier pour y ronger quelques papiers que j’y ai et qui ne me servent plus
de rien.
Là-dessus,
la Maligou échangea avec Barberine un regard terrifié, car elles se demandaient
si mon père ne leur laissait pas entendre qu’il avait découvert dans nos
combles leur culte clandestin à Marie. Mais mon père, ayant dit, se leva,
ordonna aux enfants de s’aller coucher, et après un bonsoir des plus brefs aux
deux femmes, et l’œil encore très irrité, traversa la salle à grands pas et
s’en fut.
Malgré
la famine et la peste, comme je dirai plus loin, 1563 fut une année faste pour
Mespech. La frérèche put réaliser enfin son « bel et bon projet »,
depuis toujours conçu et caressé : acheter un moulin dans les Beunes.
Jusque-là, nous dépendions, pour moudre, du moulin de Campagnac, et bien que
son seigneur fût un de nos amis, et que la redevance qu’il exigeait fût
raisonnable, elle n’en grevait pas moins lourdement le prix de nos farines. Or,
au printemps 1563, eut lieu à Sarlat la vente à la criée des biens d’Église, et
la frérèche racheta aux cordeliers pour trois mille cinq cent soixante-sept
écus le moulin de Gorenne, beau et fort moulin qui tournait à trois
meules : meule blanche pour le froment, meule brune pour le seigle, l’orge
et le mil, et meule pour l’huile des noix. En même temps que ce moulin, et
comprises dans le prix, étaient vendues de fort bonnes terres dans la combe
entre Mespech et Taniès, terres tout en longueur, car la vallée était étroite
et comme resserrée entre le pech de Mespech et celui du village, mais longée
par une route bien empierrée qui à l’ouest menait aux Ayzies, et à l’est au
château de Pelvézie.
Ces
terres demandèrent un long et lourd travail de tous nos gens, tenanciers et
mercenaires à la journée. Il fallut drainer pièce après pièce pour les purger
d’un excès d’eau, car elles étaient comme pourries, et par endroits la jambe,
les années pluvieuses, s’y enfonçait jusqu’au genou. La frérèche fit ramener
les déblais des canaux de drainage jusqu’aux rives des Beunes, construisant sur
les deux bords de la rivière des petits talus pour endiguer les crues. Pour
fixer ces remblais, on les planta de saules. C’était voir les choses très loin
dans l’avenir, car il s’écoulerait assurément bien des années avant que
Sarrazine n’épuisât, pour faire ses hottes, les saules situés en aval, à deux
lieues de là, en face de la carrière de Jonas.
Ce
printemps 1563 était si sec que ce travail dans les Beunes put se faire sans
trop d’inconvénients, mais la sécheresse joua en revanche contre nous quand
nous dûmes construire, du château au moulin, une route sur le versant nord de
notre pech, afin de charroyer nos grains dans un sens et nos farines dans
l’autre. La pente était si raide qu’il fallut faire un chemin en lacet. Abattre
les arbres ne fut pas une mince affaire, et les dessoucher moins encore, car la
terre, en raison du manque de pluie, était dure comme roc. Après cela, il
fallut empierrer.
Du
moulin de Gorenne, la frérèche se promettait, comme je l’ai dit, une forte
économie, mais aussi un grand rapport, car maints petits propriétaires des
alentours, quand leur grain était sec en automne – ou même en hiver au
fur et à mesure des besoins – faisaient moudre dans les moulins des
Beunes moyennant redevance ; tant est que les cordeliers de Sarlat eussent
bien fait leurs affaires si, au lieu d’exploiter eux-mêmes, ils n’avaient dû,
vu la distance, affermer – le fermier alors mangeant tout le profit, et
sans jamais rien réparer, si bien que pour l’épargne d’un clou, d’une lauze, ou
d’un peu de travail, il avait laissé dissiper une partie de la toiture et gâter
le logis.
Mespech
s’employa aux œuvres nécessaires pour tout réparer, et ce fut promptement fait,
car nous ne manquions ni de mains ni de moyens.
Le
choix d’un meunier posa un autre problème, car la
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