Fortune De France
barbouillés
de saleté, la tête grouillante de poux, et, l’été, des moustaches au coin de
l’œil. Ils étaient, au contraire, blancs et roses, et le cheveu net, tant mon
père tenait la main à la propreté, méticuleux là-dessus jusqu’à dire, à table,
à Faujanet, devant le monde :
— Mon
pauvre, tes pieds te puent. Va te les laver à la pompe.
Malgré
le roulis que Barberine, depuis le début de la veillée, imprimait au berceau,
Jacquou se mit à brailler à oreilles étourdies, ce qu’oyant Annet, il se mit à
braire à son tour, ce qui lui valut un soufflet de sa mère, car il avait eu
bonne soupe à table, fromage de chèvre de Jonas, pommes en compote, et même un
peu de chair, et réclamait par friandise et non par faim. Se penchant,
Barberine saisit Jacquou en son giron, en déversant sur lui des petits mots si
tendres, si ronds et si duveteux que je me sentis fondre du désir d’être à sa
place. L’enfantelet, s’accoisant sous ce doux murmure, sa mère le passa à la
petite Hélix, qui poursuivit de son mieux le chapelet des cajoleries, et quant
à elle, elle entreprit de défaire les lacets de son corps de cotte. Ce qu’elle
fit, les yeux baissés par pudeur, tant d’hommes étant assis autour d’elle, mais
en même temps avec un certain air de pompe et de fierté, car il ne lui
échappait pas qu’elle faisait là son métier, et qu’elle le faisait bien,
donnant à ses deux marmots belle écuelle et bonne soupe, et aux spectateurs le
plaisir de la vue. Comme toujours, il y avait des nœuds à son lacet, et comme
ils ne passaient pas les œillets, elle les défit un à un, sans se hâter, de ses
gros doigts ronds du bout, prolongeant d’autant notre attente.
— Barberine,
dit mon père (mais il disait cela tous les soirs), tu me feras penser de te
rapporter de Sarlat un lacet neuf.
— Oh,
celui-là ira bien encore, ils sont si chers, dit Barberine en défaisant le
dernier nœud. Et tout aussitôt, la main ferme et le geste large, elle sortit de
l’échancrure de son corps de cotte le téton droit, puis le téton gauche, tous
deux si gros, si ronds et si blancs qu’un grand silence se fit dans la salle,
et qu’on n’entendit plus que le faible pétillement du feu et le suçon glouton
des deux affamés.
Barberine
était bien soulagée qu’on lui tirât des deux parts son inépuisable lait dont la
pression, entre les tétées, la faisait souffrir mille morts, raison pour
laquelle Annet, qui marchait sur ses quatre ans, était encore admis au festin,
ce qui n’allait pas pourtant sans inconvénient.
— Aïe !
Aïe ! gémissait Barberine qui, les deux mains occupées, ne pouvait
elle-même sévir. Hélix, fesse-moi ce petit maloneste. Il me mord.
Hélix
appliquait alors une tape sur le derrière d’Annet, qui lâchait le téton un
quart de seconde pour braire, puis le happait derechef, cette fois sans y
mettre les crocs.
Ah
certes, il y avait bien un peu de mélancolie dans l’œil de mon père, tandis
qu’il regardait ces deux petits droles, si beaux, si forts et si roses, et
Annet déjà tout fétot, espiègle et touche-à-tout, comme il sied à un gars, en
place des deux fils qu’il avait perdus et qui auraient leur âge, et Isabelle,
en ce cas, encore en vie, au lieu de subir les tortures de l’enfer. Certes, la
damnation ou le salut sont dans les mains du Seigneur, lui seul décide de notre
sort dans sa mystérieuse sagesse, mais pour qui ne croyait pas, comme nous, au
purgatoire – détestable addition à la parole de Dieu –, c’était une
pensée intolérable que d’imaginer l’être que nous avions chéri, plongé, après
sa mort, dans les tourments éternels.
Si
mon père eut alors cette pensée – et il l’avait souvent, puisqu’il la
notait dans son Livre de raison – , il dut la chasser assez vite
pour goûter le charme de l’heure, car son œil se mit à pétiller en écoutant les
propos que Barberine et la Maligou n’avaient cessé, depuis le début de la veillée,
d’échanger à mi-voix, mais qui, dans le silence amené par la tétée,
atteignirent les oreilles de tous.
— Et
en plus, dit Barberine sur ce ton serein qui était le sien quand ses petits lui
tiraient le lait, elle est laide à vous tourner les sangs.
— Oui-da,
tu dis vrai, dit la Maligou.
— Qui
est si laide ? dit Jean de Siorac en levant le sourcil.
— Sarrazine,
dit Barberine, non sans quelque confusion d’avoir été
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