Fortune De France
homme, qui avait
l’air d’un prince, fixa son œil noir et magique sur la Maligou et du pouce
dessinant une croix sur sa poitrine et une autre sur son ventre, il dit dans un
patois catalan mêlé de provençal : « Je reviendrai ce soir dans ta
grange à l’heure où la chouette ulule. Si tu ne viens point, je te ferai brûler
le feu de l’enfer à l’intérieur de ton corps, de ton ventre à ton poumon, et
cela, jusqu’à la fin des temps. » Et à la minuit, en effet, entendant le
cri de la chouette (son mari ayant bu pour oublier la perte de sa chair salée
et dormant à ses côtés comme une souche), la Maligou, chaussant en frissonnant
ses sabots, s’en était allée contre sa volonté en la grange, où dans le noir
d’encre de la nuit, le capitaine des Roumes, la jetant sur une botte de foin,
l’avait forcée plus de quinze fois, et sans qu’il y eût péché de ma part, dit
la Maligou, puisqu’il y avait eu maléfice et contrainte.
À
ce récit dont personne, tant il revenait souvent, ne s’émouvait plus à Mespech,
ni dans nos villages (sauf quelques pucelles qu’il faisait rêver), mon père
riait toujours à gueule bec, et quelle raison de se gausser tant, c’est ce que
je ne sus que plus tard.
Parmi
les nouveaux venus à Mespech, on comptait les cousins Siorac, Benoît et Michel,
les fils de l’oncle Raymond Siorac, que la dernière peste de Taniès avait
emporté. Aubaine, pour les cousins, de loger au château, dans la peur qui les
tenaillait que la contagion ne ressortît un jour de la terre de Taniès où
dormaient les pestiférés, n’osant les brûler, pour ce que le curé de Marcuays,
qui était aussi celui de Sireil et de Taniès, l’avait, sous peine d’enfer,
défendu. Benoît et Michel étaient jumeaux, et deux gouttes d’eau pas plus
semblables, forts gaillards dans la trentaine, qui parlaient peu, et assez
marris en leur intérieur de ne pas savoir lequel des deux était l’aîné, même à
une heure près, car mère, père et sage-femme ayant passé, personne à Taniès ne
savait plus le dire. Aucun des deux ne pouvait donc prétendre hériter seul du
petit domaine, et aucun ne pouvait non plus prendre femme, car le domaine
pouvait nourrir un foyer, mais non pas deux.
La
Maligou disait, hors de portée de leurs oreilles, que bien sots ils étaient de
ne pas en prendre au moins une devant l’autel et le curé, vu que la demoiselle
ne saurait jamais faire la différence entre les deux, et qu’il ne peut y avoir
péché là où il n’y a point connaissance. Ainsi les jumeaux auraient les
agréments d’une épouse, sans faire les frais de deux familles. Mais ces propos
eussent paru sacrilèges aux frères Siorac qui étaient pieux et qui se
condamnaient en conscience au célibat et aussi à vivre côte à côte, dans le
grand besoin que chacun avait de l’autre. Car si l’un se trouvait seul, il
regardait en grande peine de tous côtés et demandait anxieusement à tous :
« Où est Michel ? » À quoi, on reconnaissait que c’était Benoît
qui parlait. Sans cela, nul moyen : même taille, même largeur d’épaules,
mêmes cheveux noirs frisés, mêmes traits, même façon de s’asseoir, de humer le
vent, de cracher, de couper le pain ou de laper la soupe.
Sauveterre
fit coudre un ruban bleu sur le col de chemise de Michel, et sur celui de
Benoît un ruban rouge, mais comme ils couchaient ensemble, leurs vêtements
jetés pêle-mêle sur le lit, au réveil Michel prenait tout à trac le rouge, et
Benoît le bleu, et c’était peine perdue. D’ailleurs, tout bons garçons qu’ils
fussent, les frères Siorac n’étaient pas non plus très malins, et si l’un de
nous, rencontrant l’un des jumeaux dans la cour, lui demandait : « Et
qui es-tu, toi ?», l’interpellé répondait invariablement : «Je suis
le frère de l’autre. »
Jonas
le carrier était bien moins content d’avoir à quitter sa grotte pour donner la
main à la défense de Mespech. Le souci de ses belles pierres taillées, laissées
la nuit à l’abandon, lui faisait ses ongles ronger. À part cela, pour la
compagnie, cela le changeait pour le mieux, surtout côté femmes, qu’à table le
pauvre solitaire dévorait des yeux, et en particulier Barberine, dont
l’abondance et le teint laiteux lui tiraient l’œil. Avec nos trois soldats partis
pour la guerre, les deux frères Siorac et Faujanet, Jonas était céans le
septième célibataire, sans compter tous ceux des
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