Fortune De France
Sauveterre, l’ayant lue avec
attention, voulut la lui remettre. Mais Sauveterre, étant appelé au-dehors à ce
moment-là, la posa sur la table de la grande salle et sortit. Ce que voyant ma
mère, s’approchant presque à mauvais gré, et tendant une main hésitante, comme
si elle était à la fois attirée et repoussée par la lettre, finit cependant par
s’en saisir, et se retirant aussitôt dans l’embrasure d’une fenêtre, car
Barberine était là avec nous, elle la parcourut d’un œil rapide, jusqu’à la
fin, qu’elle lut beaucoup plus lentement, avec des soupirs et des pleurs.
Sauveterre revint à ce même moment dans la salle, vit ce qu’il en était et,
venant à elle, lui dit à mi-voix avec une douceur bien surprenante :
— Eh
bien, ma cousine, vous voyez que votre mari s’inquiète beaucoup de vous, de
votre santé, et de vos enfants.
— Mais
la lettre ne m’est pas adressée, dit ma mère d’un ton mi-colère mi-plaintif et
ses beaux yeux bleus brillant de larmes.
— Comme
il se doit, puisqu’il s’agit de guerres et de campagnes. Mais toute la fin
montre bien que Jean n’a de pensée que pour vous.
— Et
pour vous aussi, monsieur, dit ma mère avec un effort de générosité dont
Sauveterre lui sut gré, car il lui saisit les deux mains dans les siennes et
les serra.
— Ne
suis-je pas son frère ? dit-il d’une voix à la fois vibrante et voilée, et
dévoué à sa personne, à son épouse et à ses enfants, jusqu’à la mort ?
Ce
« jusqu’à la mort » résonna en moi de la façon la plus pénible, car
en ma naïveté, je le pris au pied de la lettre et comme si notre mort était
imminente. Je ne savais pas alors que ceux qui emploient cette expression sont
en général bien vivants, et considèrent en fait leur propre fin comme une
échéance assez lointaine pour pouvoir en parler sans angoisse.
Le
soir après dîner et la prière en commun dirigée par Sauveterre (et à laquelle
ma mère et peut-être d’aucuns parmi nos gens devaient ajouter un complément
dans le secret de leur lit), Sauveterre prenant la parole et s’adressant à tous
mais aux enfants en particulier qu’il avait à cœur d’instruire des affaires du
royaume, nous résuma les bonnes nouvelles que lui mandait mon père.
François
de Guise, ayant réussi à s’extirper des affaires d’Italie où il n’avait connu
que déboires, avait atteint Saint-Germain le 6 octobre et aussitôt
Henri II l’avait nommé lieutenant général du royaume et placé à la tête
d’une armée qui, grossie des mercenaires suisses (payés en grande partie par
des bourgeois de Paris) et de la noblesse accourue avec ses hommes d’armes de
toutes les provinces de France, comptait 50 000 hommes qui brûlaient de se
battre.
Mais
on aurait dit que cette ardeur allait se consumer sur place sans trouver son
emploi. Car un adversaire tout aussi redoutable était en train de défaire
l’armée de Philippe II d’Espagne : le manque d’argent. Il peut
paraître étonnant, écrivait Jean de Siorac, qu’un souverain aussi paperassier
et méthodique que Philippe II se fût engagé dans une guerre de cette
importance sans être certain d’avoir assez d’écus pour la mener à son terme. Et
pourtant, c’est bien ce qui se passait. Faute de pouvoir payer ses soldats,
l’habile général de Philippe II, Emmanuel-Philibert de Savoie licenciait
son armée. Et Guise, au lieu de trouver devant lui ces redoutables légions qui
avaient écrasé Montmorency devant Saint-Quentin, ne rencontrait que le vide.
La
cour se souvint alors que nous étions en guerre aussi avec Marie Tudor et bien
qu’il eût agi fort peu pour secourir son époux espagnol en troupes et en
subsides, l’Anglais offrait, en tant qu’ennemi, un grand avantage sur
l’Espagnol : il se trouvait à portée de la main. Depuis deux cent dix ans,
l’Angleterre occupait Calais.
Jean
de Siorac ne nommait nulle part Calais dans sa lettre, mais par certaines
allusions qui ne pouvaient être comprises que par son frère d’armes, il
laissait entendre que c’était là que Guise allait porter ses coups et dénouer
le nœud de la guerre.
Parvenu
à ce moment de son exposé, M. de Sauveterre ordonna à Faujanet de quérir Jonas
qui montait la garde sur les remparts, parce qu’il voulait que tous fussent
présents pour l’écouter. Puis, il commanda à la Maligou d’allumer les deux
chandeliers d’étain à cinq branches.
— Les
deux ?
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