Fortune De France
chevaux pour que
leur approche fût plus silencieuse. Les jumeaux étaient grands chasseurs et on
pouvait compter sur eux pour déceler la moindre trace d’homme ou de bête sur les
chemins et dans les bois.
Des
remparts de Mespech, on apercevait clairement le clocher fortifié de l’église
de Marcuays et à droite, sur une colline plus éloignée, l’imposante masse du
château de Fontenac. Malgré sa répugnance, Sauveterre écrivit à Bertrand de
Fontenac une lettre courtoise où il proposait que les deux châteaux, étant si
proches, décident de se prêter main forte au cas où l’un des deux serait
attaqué par les Roumes. Ce que le louveteau, découvrant pour la première fois
ses crocs, refusa tout à plat : Fontenac n’avait pas besoin d’aide et ne
désirait pas non plus la bailler à personne, et encore moins à ceux qui avaient
fait bannir son père.
Quant
aux châtellenies des alentours, Campagnac, Puymartin, Laussel et Commarques,
elles étaient encore plus démunies en hommes que Mespech. De Sarlat, vide de
ses archers et de ses troupes royales, il n’y avait pas davantage à
attendre : les Consuls avaient organisé en hâte une milice bourgeoise qui
suffisait à peine à défendre ses murs, étant peu nombreuse et peu aguerrie.
Sauveterre,
qui ne fardait pas la vérité, surtout quand elle était désagréable, nous
répétait tous les soirs après la prière qu’il ne fallait pas faire fond sur
l’étang qui nous entourait, ni sur nos murs, nos tours, nos remparts et nos
mâchicoulis, et que nous avions peu de chance de vaincre si les Roumes nous
attaquaient. C’est alors que, pour la première fois en mes courtes années, je
commençai à songer à la mort.
Mespech
s’était replié sur soi comme au cœur de l’hiver, alors même que le bel octobre
était là, avec son soleil clair et ses châtaigniers à peine jaunissants. Et
c’était pitié de penser que nous étions tous serrés en Mespech comme dans une
prison, les trois ponts-levis levés même le jour, mon père et ses trois soldats
en danger d’être tués à la guerre dont la France était si durement travaillée,
et nous-mêmes, si loin des batailles du Nord, dans le plus grand péril.
J’étais
trop jeune, en 1554, pour que la peste de Taniès m’ait laissé d’autre souvenir
que celui, délicieux, de l’arrivée de Samson à Mespech, avec ses cheveux
bouclés, ses yeux clairs, sa force et son exquise gentillesse. Mais depuis que
le notaire Ricou avait parlé de la mort de mon père – et Sauveterre,
peut-être pour aiguiser le courage de sa petite troupe, évoquait chaque soir la
prise de Mespech et le massacre qui s’ensuivrait – je nous croyais tous
promis à la mort.
Les
deux Siorac, Jonas et Faujanet, se succédaient pour monter la garde sur le
chemin de ronde, scrutant anxieusement l’horizon. Et pour y porter à deux nos
grosses pierres, dont on avait fait un monceau dans la cour de Mespech, Samson
et moi y avions seuls accès : privilège dont nous estimions le prix, car
du chemin de ronde se découvrait une vue merveilleuse sur les villages et les
collines. C’est là que l’un et l’autre hors de souffle, les mains et les reins
courbatus, et regardant les labours et les bois à cette heure, où, en Périgord,
le soleil déclinant, la lumière donne aux choses une douce sérénité, la pensée
quasi constante que j’avais depuis peu de la mort se présenta à moi avec une
force qu’elle n’avait jamais eue.
— Samson,
dis-je, quand on meurt, on va au ciel ?
— Si
Dieu le veut, dit Samson.
— Mais
sur la terre, tout continue ?
— Oui,
certes, dit Samson.
— Taniès,
Marcuays, Sireil, continuent ? Et Mespech ? Et le bois de la
Feuillade ? Et le champ des Maraudeurs ?
— Oui,
dit Samson avec fierté. Tout continue.
— Mais
nous, dis-je, ma gorge se nouant, nous ne serons plus là pour le voir.
— Non,
dit Samson.
— Mais,
Samson, comment cela est-il possible ?
Les
larmes coulant sur mes joues, je lui saisis la main et je la serrai avec force.
Le
lendemain du jour où j’avais découvert que la terre continuerait à être belle
quand je n’y serai plus, un chevaucheur qui revenait du Nord, chargé de lettres
pour les châteaux dont les seigneurs guerroyaient avec le Roi, nous apporta une
missive du Chevalier de Siorac.
Elle
était adressée à Jean de Sauveterre et ma mère affecta de ne pas la vouloir
prendre quand, le visage brillant de joie,
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