Fortune De France
cuisine, ayant l’air de s’affairer beaucoup et nous imposant
le silence.
Leur
attente fut récompensée car, après un long silence, mon père dit d’une voix
forte :
— Madame,
vous eussiez pu éviter de m’affronter devant mes amis et mes enfants, et cela,
à la veille de mon départ pour la guerre, alors que vous ne savez point si vous
me reverrez jamais.
Il
y eut un silence et ma mère dit, la voix tremblante, et très près des larmes,
me sembla-t-il :
— Mon
cher époux, je n’ai point cru mal faire en récitant une prière de la religion
catholique dans laquelle nous nous sommes mariés.
Ici,
on entendit des sanglots, et mon père dit :
— Ma
femme, il est bien tard pour verser des larmes. Mais il parlait déjà d’une voix
très radoucie, et Barberine, en commentant cette scène, le lendemain, confia à
Cathau que si ma mère avait persévéré dans les pleurs et le silence, tout
aurait pu encore s’arranger.
Mais
ma mère ajouta :
— En
vérité, je n’ai point agi dans une mauvaise intention. Je désirais appeler sur
vous la protection de la Vierge.
— Christ
ne vous suffit donc pas ! s’écria mon père d’une voix irritée. Et
qu’avez-vous besoin de l’intercession de vos petits dieux et déesses ?
Ignorez-vous ce qu’en vaut l’aune ? Et qu’il n’y a rien là que
superstition païenne, puanteur d’idolâtrie, ignorance pestiférée de la parole
de Dieu ? Je vous l’ai mille fois expliqué, madame, et vous qui avez le
bonheur de savoir lire, pourquoi vous refusez-vous à aller puiser la parole de
Dieu là où elle se trouve, dans les Saintes Ecritures, au lieu de vous fier,
comme une aveugle, aux fables de votre curé ?
Ici,
la petite Hélix dans la cuisine me pinça le gras du bras, je lui donnai un coup
de coude, et dans ce mouvement, je fis tomber sur les dalles, à grand fracas,
un chaudron qui se trouvait sur la table.
La
porte de la grande salle s’ouvrit, la tête de mon père apparut, les joues
rouges, les yeux étincelants, et il cria d’une voix tonnante :
— Que
faites-vous céans ? Au lit ! Au lit ! Ou je vous fouette sur
l’heure, tous et toutes, sans respect des sexes, des âges et des
conditions !
Barberine
poussa un cri, et saisissant son calel, disparut dans l’escalier à vis de la
tour, tout le monde s’y engouffrant à sa suite, haletant et épouvanté.
Cathau,
l’accorte chambrière qui plaisait tant à Cabusse, couchait dans un cabinet
attenant à la chambre de ma mère, et elle prit congé de Barberine à l’étage, en
grande hâte, les yeux et la bouche tout pleins des commentaires qu’elle ferait
le lendemain en sa compagnie et sur lesquels elle allait dormir. La nourrice,
le calel à la main, retira sa petite troupe dans la chambre de la tour ouest,
où elle-même reposait, dans un grand lit convenant à ses dimensions, le lit de
Catherine touchant le sien, celui de la petite Hélix de l’autre côté, mais
poussé contre le mur pour faire un passage, et mon lit, que je partageais avec
Samson, du côté de la cheminée, où l’hiver, à la nuit tombante, on allumait un
grand feu, vu la froideur des tours, car les trappes qui fermaient les
ouvertures des mâchicoulis – par lesquels on pouvait projeter pierres,
poix fondue et huile bouillante sur les assaillants – laissaient passer,
en saison pluvieuse et venteuse, un courant d’air glacial qui apportait jusque
dans nos draps l’humidité des douves.
Barberine
posa le calel sur la table de nuit et vint nous border dans nos lits, avec les
gentillesses, les caresses et les baisers dont elle accompagnait ce rite, la
voix basse et chantante, et trouvant des petits mots doux pour chacun d’entre
nous (y compris pour Samson que, pourtant, elle n’avait pas nourri), appelant
la petite Hélix : « Ah ! Grande friponne ! Petite
diablesse ! Jolie sorcière ! » Catherine : « Mon petit
écu d’or ! Ma perle du Bon Dieu ! » Samson : « Mon
petit renardeau ! Mon saint Jean tout bouclé ! » et moi :
« Mon mignon ! Mon petit cœur ! Mon joli coq ! » Je ne
cite ces appellations qu’à titre d’exemple, car Barberine nous trouvait de
nouveaux noms tous les soirs, chacun convenant à celui ou à celle à qui elle
s’adressait, et sans jamais appeler l’un comme elle avait appelé l’autre la
veille ou l’avant-veille, ce qui nous eût fort peinés, je crois.
Catherine
et Samson s’endormaient pendant ce rite, mais non la petite
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