Fortune De France
Dieu s’endurcit contre le peuple du Sarladais comme en
1557 – sans qu’on sût pourquoi, alors, il en voulait tant aux
Périgordins, pas tellement plus pécheurs que d’autres — il défend aux
nuages de se fondre en pluie sur la province, et pour le pauvre, au bout de
quelques mois, ce sont les affres et douleurs de la faim.
Cet
hiver-là, il ne fut question dans nos campagnes autour de Taniès, Sireil et
Marcuays, que du loup que Jonas avait apprivoisé, et je n’eus de cesse de le
voir, obtenant de la frérèche de m’en retourner avec Jonas à sa grotte le
dimanche soir et d’y passer la nuit du dimanche au lundi, ainsi que Samson.
Ce
n’est pas tous les jours, certes, qu’on couche dans une grotte, dont l’entrée
est fermée par une grosse pierre, comme celle du cyclope Polyphème, et dont le
feu dégage sa fumée par une ouverture ronde dans la voûte au-dessus de votre
tête. Et ce n’est pas chose ordinaire, à bientôt dix ans, de dormir à côté d’un
loup, d’un vrai loup, le poil fauve et l’œil sauvage ; d’une chèvre qu’il
respecte ainsi que ses chevreaux ; et de l’herculéen Jonas enveloppé de sa
peau de mouton et aussi de sa propre toison, presque aussi épaisse que celle du
loup.
Mais
j’anticipe : il y eut d’abord la veillée autour du feu que Jonas allumait
sur un foyer de lauzes surélevées, et la lutte des flammes contre le vent froid
qui venait du trou circulaire dans la voûte jusqu’à ce que la bise d’en haut
fût vaincue, cédant la place à la fumée et au courant d’air chaud venu d’en
bas. La Maligou nous avait baillé, enveloppé dans une serviette et placé en un
corbillon, un poulet tout rôti, dont Samson et moi mangeâmes chacun une aile,
Jonas les deux pilons, et le loup, ou plutôt la louve, la carcasse. C’était
merveille de l’ouïr broyer les os dans sa puissante mâchoire, allongée dans sa
fourrure fauve entre Jonas et moi, la gueule un peu sur le côté, et l’œil
mi-clos dans la volupté de l’heure. Comme dessert il y eut de bonnes noix que
Jonas brisait comme un pois entre le pouce et l’index et décortiquait en un
tournemain. Jetant alors les coquilles dans le feu, il plantait les cerneaux
dans un fromage frais de sa chèvre, laquelle nous donnait aussi à boire, étant
bonne lachère, par le truchement d’une cruche qui circulait de Jonas à nous et
dont la louve, dans une écuelle, recevait sa part. Il fallait la voir lapant ce
lait mousseux comme un chat, la langue passant ensuite sur les babines pour
rattraper la moindre goutte.
— Jonas,
dit Samson, ta louba ne va-t-elle point un beau jour croquer ta chèvre ?
— Pourquoi
le ferait-elle ? dit Jonas. Ma chèvre lui donne son lait tout comme à moi.
— Mais
sait-elle que c’est elle qui le lui donne ?
— Pour
sûr que oui. Faut point croire que les bêtes sont si bêtes. Je ne trais jamais
ma chèvre que la louba soit couchée à mes côtés, la langue pendante et la
gueule ouverte, attendant une bonne écuellée de lait tout chaud sorti du pis.
Pour sûr que oui, elle le sait.
— Mais
loup aime chair, dis-je.
— Aussi
je lui en donne assez, de ma chasse.
Jonas,
sans bouger de sa place, étendit un long bras musclé, ramena un sac pansu et en
tira trois poignées de châtaignes, ce qui, vu la dimension de ses mains, fit un
beau tas devant lui. Un peu à part du feu jetant ses hautes flammes, il
arrangea alors un petit foyer avec la cendre chaude, et sous cette cendre il
glissa les châtaignes. Une odeur prenante envahit la grotte et me rappela les
bonnes veillées à Mespech depuis que les âpres gelées de l’hiver étaient là.
— Jonas,
dit Samson, on dit que ta chèvre un jour va se changer en garce et que tu
pourras la marier.
— Qui
dit cela ?
— Cabusse.
— À
Dieu plaise que cela soit possible ! dit Jonas sans un sourire. Car j’ai
bien besoin de compagnie. Mais tant qu’à faire, je préférerais que ce soit la
louba qui se change en femme, et non la chèvre.
— Et
pourquoi cela ?
— Parce
que la chèvre me baille lait et fromage, ce que femme ne me pourrait bailler.
Et puis, ajouta-t-il en regardant le feu et sur un ton tout à fait sérieux
comme s’il croyait la transformation non seulement possible mais imminente, ma
louba est belle. Maintes garces seraient fières d’avoir ses yeux luisants et
son poil épais.
Ce
disant, il enfonça sa large main dans la fourrure de la louve et la caressa,
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