Fortune De France
à son point de départ après une coupe.
Dès qu’il sentait poindre la fatigue, il sonnait deux coups de sa trompe,
profitant de l’aiguisage pour souffler, passant et repassant la pierre mouillée
sur les deux faces. L’important n’était pas d’aller vite, mais d’aller jusqu’au
bout. En outre, Faujanet savait que pour l’heure il mangeait son pain blanc le
premier, car l’herbe, à l’aube, était tendre, accommodante, mais quand, deux ou
trois heures plus tard, le soleil l’aurait séchée de sa rosée, elle exigerait
bien plus de force, alors même que les faucheurs en avaient moins, les gouttes
de sueur ruisselant de leurs fronts dans les yeux et, dans le dos, entre les
omoplates. Il faudrait alors prévoir des aiguisages plus rapprochés et plus
longs, non point tant pour refaire le fil (encore qu’une faux ne soit jamais
trop tranchante) que pour reposer les faucheurs.
Ses
devoirs empêchaient quelque peu Faujanet de sentir sa fatigue, mais quand elle
le poignait trop, il tâchait de s’en distraire en écoutant le « souiche...
souiche... » des neuf faux pénétrant dans l’herbe pour la couper à ras du
sol. Comme elles n’y pénétraient pas en même temps, chacun ayant un peu
d’avance ou de retard sur son voisin, il n’y avait point de temps mort, mais
une série de « souiche... souiche... souiche... » qui se
chevauchaient. C’était une musique que Faujanet aimait, parce qu’elle parlait
d’abondance de foin bien engrangé, de bétail bien nourri, mais aussi parce
qu’elle rythmait un métier l’homme : Vit-on jamais pisseuse faucher un
champ des heures d’affilée sous le soleil ? Car la garce fane ou râtelle,
mais elle ne coupe pas. Tout au plus, peut-on lui confier une vieille faux
ébréchée comme aux petits droles du maître pour défaire des orties au bord du
chemin.
On
peut être petit, les jambes torses, et noiraud d’œil et de teint comme
Faujanet, mais avoir de la tête, et Faujanet savait que penser de l’herbe qu’il
coupait. En outre, il était tonnelier, et voyait ainsi les choses de plus haut
que le paysan de la glèbe. Celui-ci s’inquiétait de tout, même de l’abondance,
et son dicton favori disait :
Annado de fé,
Annado de ren. [16]
Ce
qui voulait dire qu’à l’abondance de l’herbe correspondent des moissons
médiocres. Mais Faujanet, pour ce qu’il avait un jugement solide, comprenait
qu’il ne fallait pas avoir trop de fiance au proverbe, et il préférait se
répéter quant à lui : « Année sans foin, année de rien », comme
bien l’avait prouvé l’année 1557 et l’effroyable sécheresse qui avait sévi en
Périgord pendant huit mois, jaunissant l’herbe, asséchant puits et sources, et
réduisant à la famine le pâtre et le laboureur.
Sur
la demande des Consuls de Sarlat, monseigneur l’Évêque avait ordonné des
prières dans toutes les églises du diocèse et une grande procession à la
chapelle de la Vierge entre Daglan et Saint-Pompon, vers laquelle on était
monté sous un soleil dur, la croix en tête, au chant des litanies des saints.
On avait pris soin de ne point omettre aucun d’eux, de peur que l’oublié se
vexât et prît le parti de la sécheresse. Les prêtres s’étaient enroués à
réciter en latin les prières secrètes, dont l’efficacité pour ramener l’eau
leur était connue. Les fidèles s’étaient confessés en masse et avaient donné
avec largesse aux quêtes, alors qu’ils avaient déjà si peu, et pourtant, malgré
tout ce mal qu’on s’était donné, point de pluie, et la vraie misère était venue
l’hiver avec les bêtes vendues ou abattues faute de quoi les nourrir, les
tenanciers ruinés, les propriétaires gageant leurs terres, et tant de
journaliers congédiés et désoccupés, tournés en gueux sur les chemins de
France, mangeant les glands de chêne et l’écorce des arbres.
Aussi
Faujanet se sentait content que l’herbe sous sa faux fût haute, épaisse et
succulente, car ce foin-là, si l’orage ne le gâtait point avant d’être
engrangé, annonçait bonne chair de veau, de bœuf et de mouton, lait de vache en
abondance, chevaux vigoureux pour tirer l’araire et rompre les friches, et
donc, aise et contentement pour les petites gens du monde, car les Messieurs
comme ceux de Mespech ont de vastes réserves sur quoi vivre et même profiter
des prêts dans les années mauvaises, mais le petit, rien devant lui jamais, et
si le cœur du Seigneur
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