Fourier

qu’un désordre de plus ». Après plusieurs hivers prolongés jusqu’en juin,
la planète « a fini par sauter un hiver entier en 1822 ; nouvelle calamité qui
nous a valu des légions de rats, de chenilles, etc., des sécheresses
prématurées et obstinées, des ouragans multipliés 33 ». La perturbation de l’ordre des saisons n’est qu’un des
nombreux symptômes du désordre généralisé de l’univers matériel. Ailleurs, dans
une critique de la monogamie, une digression fait état de nouveaux indices de
la « subversion » de la planète :
    Au lieu de progrès, c’est de la dégénération qu’on observe
de toute part. On ne voit que subversion matérielle des climats, et subversion
politique des sociétés. A l’heure où j’écris, 1er juin 1822, on en distingue
deux effets bien frappants.
    SUBVERSION MATERIELLE. Dernière semaine de mai 1821, gelées
qui enlèvent moitié de diverses récoltes, et saison hivernale prolongée et
consécutive plusieurs semaines avant et après cette époque. Dernière semaine de
mai 1822, chaleurs de la canicule ; thermomètre de Réaumur à 25 degrés, avec
saison estivale consécutive depuis plusieurs semaines quoiqu’en printemps.
    SUBVERSION SPIRITUELLE. Mai 1822, indifférence parmi la
chrétienté sur ce que ses féroces amis, les Turcs, ont égorgé à Scio 40 000
chrétiens sans défense, la plupart faisant acte de soumission, et 20 000 femmes
âgées ; emmené 20 000 jeunes femmes en esclavage, et 40 000 enfants pour les
élever dans la religion mahométane. Grands éloges à la Russie, sur ce qu’elle
reste, avec ses 912 000 soldats, spectatrice indifférente du massacre d’une
nation chrétienne dont elle est, par les traités de Kainardgi et Bucharest,
protectrice obligée.
    Sur tant d’horreurs, la mercantile Europe ne donne pas même
signe d’émotion : ce bouleversement de mœurs, des saisons et des esprits,
n’est-il pas un témoignage irrécusable de subversion physique et morale 34 ?
    Quel rapport y a-t-il entre les massacres de Scio, le mauvais
temps, et le mariage ? « Un rapport très intime », assure Fourier. Car ces
trois exemples sont preuves complémentaires de la « marche rétrograde » de la
civilisation et de l’urgent besoin d’un remède.

IV
    Tandis que Fourier met la dernière main à son traité, son
disciple Muiron sollicite des prêts pour couvrir les frais d’édition.
    Bon nombre de gens, déjà contactés, se montrent réticents, mais
le disciple ne manque ni d’amis ni d’un certain talent de collecteur de fonds.
Les « anges » qu’il finit par dénicher sont des individus prospères qui ne
semblent pas particulièrement empreints des théories de Fourier : ils agissent
sans doute davantage par affection pour Muiron que par enthousiasme pour la
doctrine de son maître. Le premier et le plus généreux de ces bienfaiteurs est
un maître de forges, futur député, qui répond au nom d’Auguste Bouchot*.
    * Joseph-Auguste Bouchot (1791-1858) sera député en
1830-1831. Maître des forges et maire de l’Ile-sur-le-Doubs, il sera l’auteur
de Réflexions sur le droit d’entrée des fers étrangers (1884).
    D’août 1821 à mai 1822, il prête en trois fois à Muiron une
somme qui avoisine 2 000 francs. En avril 1822, Muiron obtient un prêt de 1 200
francs de Mlle Apolline Bruand, qui habite Meximieux, dans l’Ain. Sœur de
Joseph Bruand, le défunt ami et collègue de Muiron, elle fournira également la
plupart des fonds nécessaires à la publication du Nouveau Monde industriel. Le
troisième mécène, Hippolyte Maistre, travaille avec Muiron à la préfecture de
Besançon. Avec son avance de 300 francs, et les 400 francs investis par
Fourier, Muiron totalise près de 4 000 francs, assez pour couvrir les premiers
frais. Il comble lui-même la différence (bien plus de 1 000 francs au bout du
compte) et s’engage à payer les intérêts des prêts. Il tiendra parole : le
traité qui doit mettre fin à la civilisation va pouvoir être publié... grâce à
l’aide d’un industriel, de deux fonctionnaires du gouvernement et d’une riche
vieille fille 35 .
    En août 1822, la situation financière est maîtrisée et la
publication presque achevée. Mais Fourier écrit toujours. Tout le premier
volume de son traité est déjà consacré à des préliminaires : introduction,
extroduction, prolégomènes et cislogomènes. Il ne résiste pourtant pas à la
tentation d’ajouter un Avant-propos dans lequel on