Fourier
Pour ne citer qu’un des exemples les plus évidents, son
système est tout entier fondé sur une série d’hypothèses incontestées
concernant Dieu et la nature de la Divine Providence. Ses écrits regorgent
d’opinions préconçues pour le moins contestables (ainsi que de mesquineries et
d’absurdités sans nom) : sa critique de la civilisation est ponctuée de
furieuses diatribes contre les Juifs, les Anglais, les Parisiens, et la «
cabale philosophique » qui selon lui cherche délibérément à étouffer dans l’œuf
ses géniales idées ; sa haine du commerce est si viscérale qu’il fait du marchand
un criminel dont les sourdes machinations expliquent à elles seules toute la
pauvreté et toute la famine du monde. Farouchement hostile au mouvement
d’émancipation politique des Juifs, il laisse courir tout au long de ses écrits
économiques une veine d’antisémitisme tout à fait caractéristique de son milieu 5 .
Le jugement de Fourier sur la civilisation témoigne néanmoins,
et jusque dans ses côtés les plus mesquins et les plus aveugles, de qualités
qu’on ne retrouve chez aucun autre critique de l’époque. Son éducation
rudimentaire, son déclassement social et son sentiment d’aliénation par rapport
à la classe intellectuelle nourrissent la perspicacité autant que le
ressentiment, renforcent son mépris pour la sagesse conventionnelle et
aiguisent sa perception de maux dont d’autres, plus mondains, ont pris leur
parti. Malgré toute la naïveté intellectuelle et la rancœur qui la
caractérisent, sa critique est celle d’un homme qui refuse de se laisser
entraîner dans les considérations éthérées dont usent et abusent certains pour
masquer ou rationaliser souffrances physiques et misères émotionnelles, le lot
quotidien de la plupart des hommes et des femmes que connaît Fourier.
I
La critique sociale de Fourier est rien moins qu’incomplète.
Quand l’occasion le requiert, il est capable de dresser une liste de 144 «
caractères permanents » de la civilisation, depuis l’esclavage que constitue le
système salarial jusqu’à « l’excitation des ouragans et de tous les excès
atmosphériques ». Ses écrits s’organisent néanmoins autour de quelques thèmes
centraux et récurrents : l’analyse de la pauvreté, la satire du système
familial et l’incrimination des « philosophes ».
La pauvreté est aux yeux de Fourier le vice le plus évident et
le plus scandaleux de la civilisation. Il suffit d’ouvrir les yeux, écrit-il,
pour constater l’absurdité d’un système où la majorité des travailleurs sont
mal nourris, mal logés et mal vêtus. L’ironie veut en outre que la pauvreté
semble proportionnelle au progrès. « Les peuples civilisés voient leur misère
s’accroître en raison du progrès de l’industrie. » L’industrie est donc « un
présent perfide, une dérision de la nature, et même une punition » pour la race
humaine, parce qu’elle réduit au désespoir ceux-là mêmes qui en furent les
promoteurs. Le salarié de la civilisation est « bien plus pauvre que le Sauvage
», qui jouit parfois de quelques jours fastes dans son état de nature, et «
n’est pas comme nos plébéiens, aigri par l’aspect de produits de luxe étalés
sous ses yeux pour exciter les désirs et insulter à ses privations 6 ».
Cherchant à établir les causes de la pauvreté, Fourier dénonce
en premier lieu le gaspillage que suppose l’inanité des circuits « civilisés »
de production et de consommation. Comme beaucoup d’agronomes de l’époque, il
déplore la résistance obstinée des fermiers français à toute espèce de réforme
de leurs méthodes. « L’impéritie du cultivateur est telle, que le paysan des
environs de Paris ne sait ni cultiver, ni recueillir la pomme de terre, objet
de tant de traités. Sur quatre paniers de ce légume achetés dans les marchés de
Paris, il en est trois d’immangeables par amertume, aigreur, qualité visqueuse,
même à l’instant de la récolte 7 . »
Fourier critique également les insuffisances d’un système dont les unités de
production et de consommation sont la ferme et la cuisine familiales : le plus
gros de la production française de céréales est le fait de fermiers isolés qui
travaillent de ridicules parcelles de terre au moyen d’outils et d’engrais
parfaitement inadéquats. De même, la plupart des repas sont pris en famille, ce
qui, dans un village, occupe chaque jour une
Weitere Kostenlose Bücher