Fourier

luttes politiques contemporaines. Mais il reste inquiet. Vers la fin de
l’année 1821, il sonde un vieil ami lyonnais, L.-V.-F. Amard, le chirurgien
républicain, qui vient de publier un traité intitulé Association
intellectuelle. Amard se montre rassurant et conseille tout de même à Fourier
de ne pas tarder à publier 38 .
    En octobre 1822, le livre est imprimé et relié : Just Muiron en
soumet cinq exemplaires à son collègue, Hippolyte Jordan, secrétaire général de
la préfecture du Doubs, pour la première inspection requise par la nouvelle loi
sur la censure. Le verdict de Jordan est rassurant s’il n’est guère flatteur :
« La lecture d’aussi étranges paradoxes présente trop de difficultés pour
qu’elle pût jamais devenir dangereuse. » De son côté, Fourier demande l’opinion
d’un ancien camarade de classe, Guillaume, qui est juge au tribunal civil de
Besançon. Celui-ci confirme qu’il n’y a rien à redouter 39 .
    Ses craintes dissipées, c’est plein d’espoir que Fourier prépare
deux chargements de deux cents exemplaires du traité à expédier à Mongie et
Bossange. Un autre, plus volumineux encore, doit le précéder à Paris. Laissant
le reste aux mains de Muiron, il se prépare pour le voyage qui, pense-t-il, va
décider de tout.

DEUXIÈME PARTIE
    La théorie
     
     
    Ma théorie se borne à utiliser les passions telles
que la nature les donne, et sans y rien changer. C'est là tout le grimoire,
tout le secret du calcul de l’Attraction passionnée. On n’y discute pas si Dieu
a eu raison ou tort de donner aux humains telles et telles passions ; l’ordre
sociétaire les emploie sans y rien changer et comme Dieu les a données.
    OC V, 157.

CHAPITRE X
Critique de la civilisation
    Toute sa vie, Fourier aura été un marginal. Que ce soit
l’autodidacte provincial isolé et sans renom des débuts ou le vieil original
familier des cafés et des salles de lecture du Palais Royal, il a toujours pris
la peine de se démarquer des idées en vogue et des penseurs tutélaires de son
temps. Il affirme clairement sa position en 1808 en prenant pour principes méthodiques
le doute absolu et l’« écart absolu » ; principes qui, dans l’élaboration de
son utopie, l’amènent à rejeter les enseignements de tous les philosophes de la
civilisation, à rester « constamment en opposition » avec toutes les pratiques
établies de la civilisation. « Il faut [...] appliquer le Doute à la
Civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence et de sa permanence 1 . »
    Tel est le mépris de Fourier pour les idéologies et les penseurs
reconnus de son temps que les termes mêmes de « philosophes » et de «
civilisation » sont pour lui péjoratifs : dans son dictionnaire, civilisation
est synonyme d’ordre dépravé, de perfidie et de contrainte ; quant aux
philosophes, ce sont par définition des penseurs dont les théories « ne sont
pas compatibles avec l’Expérience 2 ». Fourier adopte pour sa part le terme d’« inventeur » et il se targue d’avoir
avec sa découverte « confondu vingt siècles d’imbécillité politique 3 ».
    Il arrive parfois qu’un journaliste bien intentionné se montre
indulgent, mais Fourier dédaigne ces maigres louanges. C’est ainsi qu’il
commente un compte rendu de son Traité de l'association par le journaliste
libéral Etienne de Jouy :
    Il reconnaît d’abord que j’ai bien raison de me plaindre de
notre civilisation imparfaite. IMPARFAITE ! ! ! J’ai prouvé, au contraire,
qu’elle est très-parfaite, en ce qu’elle pousse la perfidie, la rapine,
l’égoïsme et tous les vices au suprême degré 4 .
    Ce genre d’explosion verbale est de règle dans les réponses de
Fourier aux journalistes et il est parfois difficile de ne pas en rire lorsque
l’ouvrage par ailleurs discourt des affinités sexuelles des étoiles et propose
des chapitres intitulés « La dette d’Angleterre payée par les œufs de poule ».
On aurait pourtant tort de ne voir dans le doute absolu et les accusations que
porte Fourier contre la civilisation qu’artifices de rhétorique. Quiconque lit
avec un tant soit peu d’attention ses écrits critiques ne peut manquer de
reconnaître comme une grande qualité cette capacité qu’il a de s’abstraire du monde
environnant pour examiner nos institutions les plus familières d’un œil neuf et
implacable.
    Non que Fourier ait été totalement libéré des présupposés et des
préjugés de son temps.