Fourier
pourraient y siéger une heure au moins ; il se hâtent pourtant de
l’abandonner et pourquoi ? Pour débrouiller une suite de pauvres intrigues sur
les revanches de billard, sur la force de tel et tel, pitoyable ressort qui
pourtant fait une diversion très efficace au plaisir de la table. Peut-on
douter qu’il ne doive être suffisamment balancé en Harmonie par les brillantes
intrigues des séries industrielles, dont la moindre sera cent fois plus
intéressante et plus flatteuse pour l’amour-propre que ne peut l’être une
chétive partie de billard où l’on joue une tasse de café 30 ?
En juillet 1821, le traité est loin d’être terminé. Fourier est
tout de même en mesure de commencer à remettre certains chapitres du manuscrit
aux imprimeurs de la veuve Daclin. La publication s’étend sur plus d’un an et
lorsque les dernières pages sortent de presse à l’automne 1822, elles viennent
compléter deux épais volumes de six cents pages chacun. Jusqu’à la dernière
minute, Fourier continue de rédiger, travaillant comme un forcené pour suivre
la cadence des imprimeurs. Il n’a plus le temps de couper ou de récrire ; tout
ce qui, dans les épreuves, échappe à sa vigilance doit être corrigé ou expliqué
dans les chapitres suivants : les dernières parties du livre se transforment en
un gigantesque commentaire linéaire des sections précédentes. Si la plupart des
corrections ne sont qu’affaire de détail, il arrive que Fourier fasse amende
pour des erreurs théoriques plus graves. Il critique, par exemple, sa propre analyse
des relations amoureuses, la jugeant « fort incomplète [...] SIMPLISTE, ne
roulant que sur les vices inhérents à la fausseté » et expliquant qu’on «
commet aisément ces inadvertances, quand le manuscrit n’est composé qu’au moment
d’être livré à l’ouvrier ». Plus loin, après s’être étendu sur les dangers
inhérents à l’amoncellement des preuves, Fourier le pratique à son tour tout en
expliquant qu’il s’est laissé « entraîn[er] par le sujet ». D’autre part, la
longueur excessive de certains paragraphes l’oblige à en supprimer ou condenser
d’autres. C’est ainsi qu’il sacrifie le plan détaillé de l’organisation d’un
comptoir communal car « il exigerait au moins vingt pages », et même un
arrière-propos consacré aux « compléments et rectifications », d’autres
articles ayant « gagné du terrain 31 ».
Fourier ne s’est pas départi de ses bonnes habitudes : comme les
autres, ce nouveau texte est entrecoupé de références précises à divers
articles de journaux, livres, poèmes, encyclopédies, dictionnaires et même atlas,
à tout ce qui semble devoir apporter de l’eau à son moulin. La communication
tardive (8 juillet 1821) d’une « note, signée Huard [...] dans le Mémorial
universel de l’industrie française, juin, 54e » lui fournit la preuve « qu’il
existe à Paris des partisans de l’Association, désirant et provoquant la
découverte d’un procédé efficace ». La découverte récente d’une carte faisant
état d’un éventuel passage nord-ouest lui permet d’exhorter les Anglais à
écouter ses prédictions sur la fonte de la calotte glaciaire. Dans sa
description des misères de l’intellectuel et de l’écrivain au sein de la
civilisation, Fourier précise : « Le jour où je mis la main à cet article,
j’avais été trois fois de suite révolté par des tableaux de la pauvreté des
savants. » Le matin, en lisant dans le journal le compte rendu d’une séance de
l’Académie française, il a trouvé « des stances de M. Raynouard sur la misère
du poète Camoëns qui, dans un âge avancé, demandait l’aumône dans les rues de
Lisbonne ». A midi, en feuilletant des papiers, il est tombé dans une vieille
gazette sur un acompte de la pauvreté de « M. Heyne, savant distingué
d’Allemagne », qui « pendant la majeure partie de sa vie eut à peine quelques
pommes de terre à manger ». Enfin, dans la soirée, un volume de Racine lui
livre les détails de la vieillesse indigente de Dumarsais. Ces faits divers
glanés au hasard de ses lectures sont pour Fourier autant de munitions dans la
guerre qu’il mène contre la civilisation 32 .
La pluie, le beau temps, les événements du jour, tout est
matière à démonstration : en 1822, un printemps précoce avait conduit certains
à croire à une amélioration du climat. Au contraire, observe Fourier, « ce
n’est
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