Fourier

centaine de femmes au lieu d’une
demi-douzaine si l’on adoptait l’idée d’un grand repas commun.
    Fourier ne manque jamais une occasion de dénoncer le
morcellement de la vie économique « civilisée », ni de préconiser la mise en
commun des fours, des caves et des granges comme antidote au gaspillage. Plutôt
que de construire et de gérer au mieux un grenier commun, les villageois «
civilisés » préfèrent exposer leur récolte aux rats, aux cafards, à l’humidité
ou au feu dans trois cents petites granges privées. Et plutôt que de cuire le
pain dans deux ou trois fours communaux, ils déboisent leurs forêts à tour de
bras pour entretenir cent foyers dans cent cuisines différentes. Un tel gâchis
constitue pour Fourier l’un des plus grands maux de la civilisation 8 .
    Fourier reconnaît cependant que les unités de production
collectives et les nouvelles méthodes de conservation et de distribution qu’il
propose ne suffiraient pas à assainir l’économie. Le gaspillage est loin d’être
le seul fléau à combattre. Que dire en effet du caractère fondamentalement
anarchique et irraisonné du système de production tel qu’il est pratiqué ?
Chaque producteur individuel travaille ce qui selon lui est profitable. La
qualité n’est jamais contrôlée et si les produits satisfont réellement les
besoins humains, ce n’est dû qu’au hasard. En outre, comme le note Fourier dans
ses derniers écrits, l’absence de coordination entre producteurs entraîne
périodiquement des crises de surproduction qui privent de travail des milliers
d’hommes et de femmes et font s’effondrer des industries entières 9 . Le chômage est devenu une maladie
chronique de la société industrielle, où un événement bénin peut entraîner des
catastrophes : « Est-ce un ordre sensé, rationnel, que celui où 50 000
habitants d’une ville sont réduits à l’inaction, à la mendicité par un
changement de mode qui s’opère à deux mille lieues de là, aux Etats-Unis 10 ? »
    Si le chômage est l’une des conséquences irréfutables de «
l’anarchie industrielle », le parasitisme en est une autre. La grande majorité
des actifs, selon Fourier, travaillent en deçà de leur potentiel de production.
Pire, les deux tiers d’entre eux sont des parasites, leur occupation inutile,
voire nuisible. En guise de preuve, Fourier dresse dans le Traité de 1822 un «
Tableau des improductifs en civilisation » : il y range sous l’étiquette de «
parasites domestiques » les trois quarts des enfants et des gens de maison
ainsi que toutes les femmes « par absorption aux travaux de ménage et à la
complication domestique ». La deuxième catégorie, celle des « parasites sociaux
», comprend les soldats, les marins, ainsi que la plupart des marchands, agents
de transport et fonctionnaires (par exemple, les vingt-quatre mille douaniers).
La moitié des salariés de l’industrie héritent également de ce titre en raison
de la piètre qualité de leurs productions. La troisième catégorie, celle des «
parasites accessoires », réunit les riches oisifs et les pauvres oisifs,
mendiants, vagabonds, chômeurs ainsi que les employés qui multiplient les
congés accordés par la loi « en chômant Saint Lundi, le plus ruineux de tous
les saints, car il est festoyé 52 journées par an dans les villes de fabrique
». L’on compte encore au nombre des accessoires les parasites involontaires
(prisonniers et malades), les sophistes (notamment ceux qui s’insurgent contre
un parasitisme qu’ils sont les premiers à pratiquer), les voleurs à la tire,
les aventuriers et autres individus douteux contre lesquels la civilisation est
obligée d’entretenir une force de police aussi peu productive qu’eux 11 .
    Ce « Tableau des improductifs » vise à démontrer une idée somme
toute simple : la sous-exploitation flagrante par la société civilisée des forces
de production dont elle dispose est l’une des causes de la pauvreté infamante
qui la caractérise. Plus néfaste encore que la production civilisée, le système
des échanges constitue la cible favorite de Fourier : son expérience
personnelle et le bon sens commun contribuent ensemble à le persuader que la
pauvreté et tous les maux de la société sont les conséquences directes des
activités du marchand et de l’entremetteur commercial. L’hypothèse n’est pas
totalement dénuée de fondement à une époque où les industries textiles sont