Fourier
fictions miment la condition
terrestre, voilà ce dont il faut persuader le lecteur. Le Dieu que vénèrent les
hommes civilisés est un « être à leur ressemblance », doué de « leur petitesse
et [de] leur malice ». La pauvreté du paradis chrétien trahit la stérilité de
leurs espoirs. Quant aux tourments de l’enfer, ce ne sont que les fidèles
reflets des « massacres et des misères » de la vie civilisée 48 .
La politique est la « science qui est chargée de remédier aux
souffrances du corps social ». Fourier en compare les praticiens civilisés avec
les charlatans en médecine qu’immortalisèrent Molière et Scarron. Après s’être
longuement concertés sur la nature et les causes de la maladie du patient, ils
se bornent à répéter (en beau latin) que son état est grave ; leurs remèdes
n’ont pas plus d’efficacité que les incantations marmonnées des docteurs
Tant-Pis et Tant-Mieux 49 .
En quoi les philosophies politiques de son temps pèchent-elles
aux yeux de Fourier ? Elles n’ont tout simplement aucun rapport avec la façon
dont vivent les gens. La théorie libérale du progrès en est un exemple :
l’histoire humaine y apparaît comme une ascension plus ou moins continue vers
le bonheur et la prospérité. Il s’agit là pour Fourier d’une indécente
fanfaronnade que réfutent cruellement l’échec de la Révolution française et
celui des philosophes à trouver un quelconque remède au problème fondamental de
la pauvreté. « Dans Athènes comme dans Paris, le mendiant placé aux portes des
palais attesta toujours la nullité de votre sagesse politique et la réprobation
de la nature contre vos théories sociales 50 .
»
Fourier ne se montre pas plus indulgent pour les grands idéaux
révolutionnaires : lorsque l’on examine les concepts de liberté, d’égalité et
de fraternité à la lumière de la réalité sociale, l’on comprend vite que ce ne
sont que des mots vides. Les philosophes qui font l’apologie de la liberté
oublient qu’elle est illusoire en civilisation si le peuple est pauvre. La
notion d’égalité des droits est une autre chimère, louable dans l’abstrait,
mais totalement ridicule dès que l’on considère les moyens de l’appliquer en
civilisation. Plus absurde encore est l’hypothèse qu’un doux sentiment de
fraternité puisse exister entre le sybarite raffiné et le rude paysan affamé,
loqueteux, couvert de vermine, qui s’exprime en un patois incompréhensible. En
vérité, dit Fourier, la principale fonction des idéaux révolutionnaires est de
masquer « la contrainte, les sbires et les gibets », qui constituent pour lui,
comme pour le conservateur Joseph de Maistre, les « ressorts effectifs » de la
plus libérale des sociétés de l’époque 51 .
Cette critique des idéologies libérales et radicales de l’époque
s’enracine dans la certitude qu’elles n’ont pas su s’attaquer au problème
essentiel, trouver un moyen d’assurer la subsistance et le droit au travail des
pauvres. « Quelle est l’impuissance de nos pactes sociaux pour fournir au
pauvre une subsistance décente et proportionnée à son éducation, pour lui
garantir le premier des droits naturels, le DROIT AU TRAVAIL ! » Ces droits,
continue Fourier, n’ont rien à voir avec les promesses creuses de la Révolution
:
Par ces mots, droits naturels, je n’entends pas les
chimères connues sous le nom de liberté, égalité. Le pauvre n’aspire pas si
haut, il ne veut pas être l’égal des riches, il se contenterait bien de vivre à
la table de leurs valets : le peuple est encore plus raisonnable qu’on ne
l’exige. Il consent à la soumission, à l’inégalité, aux servitudes, pourvu que
vous avisiez aux moyens de le secourir quand les vicissitudes politiques
l’auront privé de son industrie, réduit à la famine, à l’opprobre et au
désespoir 52 .
Et c’est dans ce cas précisément que « le pauvre » est «
abandonné » de la philosophie politique :
Qu’a-t-elle fait pour lui assurer dans les revers, non pas
des secours, mais seulement l’exercice de son travail habituel d’où dépend sa
subsistance ? Partout le peuple et même la classe polie fourmillent
d’infortunés qui demandent vainement de l’occupation, tandis que leurs
semblables vivent sans inquiétude dans la fainéantise et l’abondance 53 .
Fourier accuse : c’est se moquer des pauvres que de leur offrir
le droit à la souveraineté quand ils ne demandent pas
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