Fourier
et détrôné la
morale du divin Sénèque et du divin Diogène 60 .
Les gens ne songent plus qu’à s’enrichir, et aucun discours sur
le règne de la vertu, de la justice et de la vérité ne trouvera chez eux d’écho
tant que ne sera pas établi un système social qui rende ces valeurs plus
lucratives que le vice, l’injustice et la tromperie 61 .
IV
Plus que tout autre aspect de la doctrine, la critique de la
société civilisée a su forcer le respect des contemporains de Fourier. Son
analyse des fraudes du commerce et du caractère anarchique de la production
capitaliste, son appel à une organisation du travail, son attaque du système
familial et son plaidoyer pour l’émancipation des femmes, toutes ces idées
feront leur chemin dans la tradition socialiste. Et l’on peut dire que les
écrits critiques de Fourier ont contribué à former la génération qui combattit
sur les barricades de 1848. Ils lui valurent aussi l’admiration de Marx et
Engels, qui lui assignèrent une place de choix parmi les précurseurs utopistes
du socialisme scientifique. Comme l’écrit Engels dans un passage souvent cité :
[...] nous trouvons chez Fourier une critique des
conditions sociales existantes, qui, pour être faite avec une verve toute
française, n’en est pas moins pénétrante. Fourier prend au mot la bourgeoisie,
ses prophètes enthousiastes d’avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés
d’après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde
bourgeois et il la confronte avec les promesses flatteuses des philosophes des
Lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation
apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l’homme,
aussi bien avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses
contemporains ; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable
correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie
mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase.
Fourier n’est pas seulement un critique ; sa nature
éternellement enjouée fait de lui un satirique de tous les temps. Il peint avec
autant de maestria que d’agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de
la Révolution ainsi que l’esprit boutiquier universellement répandu dans le
commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu’il
fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position
de la femme dans la société bourgeoise 62 .
Dans ces commentaires d’une perspicacité encore rarement égalée,
Engels a mis le doigt sur l’une des caractéristiques les plus remarquables des
écrits critiques de Fourier : sa faculté de percer à jour la rhétorique de
l’économie politique libérale et de faire apparaître entre les promesses
politiciennes et la réalité de la civilisation bourgeoise au début du XIXe
siècle une scandaleuse disparité.
Fourier, comme a su le voir Engels, est un grand satiriste, un
écrivain dont le talent pour la parodie, la métaphore filée et la stance
burlesque prête mordant et variété à la critique. Tout comme Balzac peut bâtir
un roman sur la « grandeur et décadence » des marchands de parfum et des
fabricants de vermicelle, Fourier est capable de décrire par le menu les «
batailles rangées » et les « intrigues transcendantes » des Napoléon et
Talleyrand de la Bourse de province. Il adopte le ton froid du clinicien pour
classifier les chevaliers de la faillite ou établir la « hiérarchie du cocuage
». Il manie également à merveille la technique swiftienne de la métaphore filée
au point qu’elle finit par devenir inséparable de son objet. Dans « The Art of
Political Lying », de Swift, les mensonges sont des mouches bourdonnant à la
croupe d’un cheval sous la chaleur de l’été ; dans les écrits de Fourier sur
l’analogie, les philosophes se changent en perroquets au plumage étincelant,
aux serres acérées, à la faconde incohérente. Le but principal du satiriste
Fourier ? Exposer à tous vents la vanité des discours philosophiques et
économiques de son temps. Son exercice favori ? L’incantation à outrance de ces
idées et slogans pour en souligner la longue énumération de clichés absurdes. «
Notre sophiste [...] vous amadouera, écrit Fourier, en disant que les
sensations naissent des perceptions d’intuition pour le bien du commerce et de
la Charte 63 . » A
Weitere Kostenlose Bücher