Fourier
«
bonnes, utiles et nécessaires »; ils ne veulent pas pour cela leur laisser
libre cours et prônent avant tout leur équilibre ou « juste harmonie ». Pour
d’Alembert, si les passions sont bonnes, elles tendent à l’excès, et il incombe
à tout un chacun de les subordonner à un idéal rationnel, l’amour de l’humanité 6 .
Beaucoup de ces philosophes, il est vrai, rêvent d’une société
primitive idyllique où les hommes étaient libres d’obéir à leurs instincts 7 . Mais ils sont forts peu à croire que l’on
puisse jamais retourner à cet état. Les plus grands, Montesquieu, Diderot,
Rousseau, pensent que la vie sociale suppose la contrainte ; la liberté réside
alors dans l’acceptation consciente et le respect volontaire des lois. Elle
réclame une modération stoïcienne et une ascèse personnelle dignes des
républiques Spartiate ou romaine.
Fourier connaît bien et méprise cordialement cette vénérable tradition
de pensée politique. Ses écrits raillent à l’envi la vertu républicaine et la
simplicité Spartiate tant vantées des philosophes. Quelle peut donc être la
valeur d’une société où les hommes sont condamnés à vivre de « chou républicain
», de « brouet Spartiate » et de retenue ? L’autocensure, pas plus que la
contrainte extérieure, ne lui paraît légitime et la retenue rationnelle n’a
pour lui rien de digne... d’autant plus qu’elle est sans effet. Les passions
demandent à être satisfaites et, quelque « rationnelle » que soit la
répression, elle aura toujours des conséquences néfastes pour l’individu et
fatales en dernier lieu pour la société. Fourier croit fermement que seule peut
accéder au bonheur une société capable de libérer et d’utiliser les passions.
II
Généralement plus téméraire et convaincu dans son apologie des
passions que la majorité de ses prédécesseurs, Fourier accuse tout de même du
retard sur certains points. Considérons par exemple les fondements
métaphysiques de sa théorie : alors que la plupart des philosophes sociaux se
dispensent du recours à l’Être suprême, Fourier échafaude un providentialisme
initiateur de longues spéculations sur les « intentions » de la divinité et les
« destins » des différentes créatures 8 .
Bien que Fourier fût capable de développer sa théorie
métaphysique à l’infini, elle est au fond très simple. Comme beaucoup de déistes
du XVIIIe siècle, il est fasciné par le système harmonieux dont Kepler, Galilée
et Newton ont démontré qu’il régissait l’univers matériel. La preuve de «
l’intention » est pour lui valable : en d’autres termes, il pense que la
parfaite harmonie de l’univers newtonien suffit à démontrer l’existence d’un
créateur infiniment sage.
Soit. Mais même dans leurs rêves les plus démesurés, les déistes
n’ont jamais imputé au Créateur les « intentions » que lui prête Fourier : la
nature même d’un Dieu infiniment sage et universellement bon veut qu’il ait
créé les conditions nécessaires au bonheur terrestre de l’humanité :
S’il est absurde de ne pas croire en Dieu, il n’est pas
moins absurde d’y croire à demi, de penser que sa providence n’est que
partielle, qu’il a négligé de pourvoir à nos besoins les plus urgents, comme
celui d’un Ordre social qui fasse notre bonheur 9 .
Cet « ordre social » serait analogue au système qui régule les
révolutions des étoiles et des planètes, argument qui pour Fourier a valeur de
« preuve géométrique ». Le tour de force intitulé « Des absurdités sans nombre
où serait tombé Dieu, s’il eût manqué à la composition et révélation d’un code
social attractionnel et unitaire 10 » propose pas moins de seize preuves en quatorze pages ! Selon Fourier, un Dieu
qui n’aurait pas créé ce code social serait aveugle, déraisonnable, mal
intentionné, injuste, anarchique, peu réaliste, belliqueux, athée, bref «
l’équivalent de l’être fictif que nous nommons Diable 11 ». Et cette hypothèse ne mérite même pas que
l’on s’y arrête.
Fourier reconnaît que le spectacle qu’offre le monde civilisé
n’est pas vraiment de nature à corroborer la foi en la sagesse ou la
bienveillance du Créateur. Mais, dit-il, cela ne prouve qu’une chose : les
faibles et faillibles créatures que sont les hommes n’ont pas su déchiffrer les
intentions de la divinité. Ils n’ont pas su chercher dans le domaine des
sciences (et
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