Fourier
cependant
d’exagérer l’originalité d’une conception qui fait des passions les véritables
moteurs du comportement. Les passions et leur pouvoir sont en effet au cœur de la
réflexion morale et psychologique depuis le XVIIe siècle 1. Racine et Molière ont tous deux étudié à
leur manière l’empire d’une « passion dominante ». Descartes, dans son Traité
sur les passions, examine leur usage et leur influence sur « tout le bien et le
mal de cette vie ». Il est vrai que pour Descartes et la plupart des penseurs
des XVIIe et XVIIIe siècles, le « je » et la conscience ne faisaient qu’un, les
passions n’étant que les différents modes de cette conscience; personne ou
presque ne les envisage encore comme des pulsions inconscientes ou
préconscientes. Il est vrai également qu’au XVIIe siècle elles ne sont
considérées que d’un point de vue strictement négatif, comme instincts
primaires et redoutables. Mais de nombreux philosophes des Lumières remettent
bientôt en question le traditionnel dénigrement chrétien des passions; au
milieu du XVIIIe siècle, leur réhabilitation fait presque figure de lieu
commun, comme le déplore en 1758 un philosophe catholique : « Rien n’est plus à
la mode aujourd’hui que de se faire l’apologiste des passions ; c’est le signe
du bel esprit, du philosophe, de l’esprit fort 2 .
»
Cette apologie peut prendre diverses formes. Selon l’idée la
plus répandue, l’idéal consiste à établir un certain équilibre entre raison et passion
: si l’homme est un voilier, la raison est son pilote, les passions sont les
vents 3 . D’autres vont plus loin :
pour Diderot et Vauvenargues, par exemple, les passions sont à la source du
grand art et des grandes actions. Pour Helvétius, elles stimulent l’attention,
déterminant ainsi le degré d’intelligence ou de bêtise d’un individu : «
L’absence totale des passions produirait en nous le parfait abrutissement »,
écrit-il 4 . Pour Holbach et
beaucoup d’autres, elles ont une fonction sociale : véritables ciments de la
société, elles incitent les hommes à travailler pour le bien public et à
s’intéresser les uns aux autres. Tous ces arguments, et d’autres encore,
figurent dans l’œuvre du plus grand défenseur des passions qu’ait connu le
XVIIIe siècle, le marquis de Sade. Dans son Histoire de Juliette, l’un des
protagonistes prononce ce fervent plaidoyer :
On ose déclamer contre les passions, on ose les enchaîner
par des lois ; mais que l’on compare les unes aux autres ; que l’on voie qui, des
passions ou des lois, a fait le plus de bien aux hommes. Qui doute, comme le
dit Helvétius, que les passions ne soient dans le moral ce qu’est le mouvement
dans le physique ? Ce n’est qu’aux passions fortes que sont dues l’invention et
les merveilles des arts ; elles doivent être regardées, poursuivit le même
auteur, comme le germe productif de l’esprit et le ressort puissant des grandes
actions. Les individus qui ne sont pas animés de passions fortes ne sont que
des êtres médiocres [...]. Ces bases établies, je me demande de quel danger ne
sont donc point les lois qui gênent les passions ? Que l’on compare les siècles
d’anarchie avec ceux où les lois ont été le plus en vigueur, dans tel
gouvernement que l’on voudra : on se convaincra facilement que ce n’est que
dans cet instant du silence des lois, qu’ont éclaté les plus grandes actions.
Plus loin dans le même ouvrage, les passions apparaissent comme
la source de tout bonheur et « les motrices de notre être [...] tellement
inhérentes à nous, tellement nécessaires aux lois qui nous meuvent, qu’elles
deviennent comme les premiers besoins qui conservent notre existence 5 ».
La défense utilitariste et rationnelle que mènent la plupart des
philosophes du XVIIIe siècle est à mille lieues de l’exaltation des
romantiques. Fourier en cela se rattache aux premiers ; l’analogie qu’il opère
entre les passions et la force d’attraction terrestre fait également de lui un
enfant des Lumières. Mais, à l’exception notable du marquis de Sade, personne
au XVIIIe siècle n’a poussé aussi loin que lui la réhabilitation des passions.
Modérés pour la plupart, ses aînés jugent certaines contraintes nécessaires à
l’établissement d’une société honnête et relativement libre. Certes Diderot
vante les « passions fortes », certes Toussaint assure que les passions sont
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