Fourier
de six mois, ce que les maîtres
ordinaires mettent des années à enseigner ». Sans l’aide de personne, il avait
appris à dessiner et à écrire, d’une « merveilleuse » calligraphie ronde, rien
qu’en écoutant les leçons qu’on venait donner à ses sœurs aînées. Celles-ci
s’émerveillent de sa virtuosité.
Pendant que notre maître était là, au lieu de faire son
travail, il écoutait ce qu’on disait et ensuite il venait nous donner des
conseils. Il nous disait qu’il fallait ombrer, de quelle manière les fleurs
devaient être représentées. Lui-même en dessina quelques-unes et les montra au
professeur, qui ne voulut pas croire que Charles n’eût jamais appris le dessin.
Il aimait surtout à faire des dessins d’emblèmes, de chiens couchés aux pieds
de leur maître : tout cela était bien coloré, et ses fleurs surtout étaient on
ne peut plus brillantes 22 .
Après la mort de leur père, se souvient Lubine, le jeune Charles
a sa chambre à lui, dont il détient seul la clef et où personne n’entre. Cette
chambre devient un sanctuaire privé où il peut regarder ses cartes et ses atlas
ou répéter son violon sans crainte d’être dérangé. Mais de toutes ses passions
solitaires, la plus intense est son amour des fleurs. Il a sa chambre remplie
de pots de fleurs qu’il arrange avec soin par espèce et couleur. Sa passion de
l’ordre s’étend aux pots eux-mêmes, qu’il range par séries graduées de
grandeurs, formes et qualités, terre commune ou porcelaine de Chine. Solitaire,
secret, le jeune garçon garde jalousement son royaume. Lorsqu’un jour, raconte
Lubine, un de ses camarades y entra et brisa un des pots de fleurs, dérangeant
cette belle disposition, Charles « à la vue du dégât produit, entra en fureur
et sauta à la gorge du maladroit 23 ».
Charles conserve cette chambre jusqu’au jour où il quitte
l’école pour son premier emploi. Il s’est pour lors débrouillé pour apporter
dans sa chambre assez de terre pour se passer de pots. Il n’y a plus qu’une
allée au milieu et, de la porte à la fenêtre, la chambre est devenue un
parterre de terreau et les fleurs poussent littéralement du plancher. « Il n’y
avait qu’une allée au milieu, et des deux côtés les plus belles fleurs, les
tubéreuses, les tulipes, etc., ornaient ce parterre. Bien entendu que, quand il
nous quitta et qu’on enleva la terre de dessus le plancher, tout était pourri
et l’on fut obligé de tout refaire à neuf 24 .
»
Malgré son physique plutôt malingre, Fourier paraît avoir laissé
à ses camarades d’école le souvenir d’un jeune garçon têtu et combatif. Il a de
la sympathie pour les faibles et prend leur parti chaque fois qu’une bagarre
éclate, ce qui ne va pas sans plaies et bosses. Sa sœur se souvient de ses
retours à la maison, « tout défait et fort en désordre ». « Mais d’où viens-tu,
lui demandait maman, comme tu es arrangé ? » « C’est que, maman, j’ai défendu le
petit Guillemet, ou Wey, etc. » « C’était, se souvient un de ses amis
d’enfance, un camarade fidèle et affectueux », mais « [son] obstination quand
il croyait avoir raison était invincible 25 ».
III
La plupart des anecdotes que cite Charles Pellarin dans sa
biographie semblent avoir pour objet d’illustrer quelque trait moral édifiant
du jeune Fourier : sa « sympathie pour les faibles », « sa tendance
irrésistible à se faire redresseur de torts et protecteur des plus petits
contre les plus grands », sa « haine de toute injustice et de toute oppression
». On l’y voit prendre la défense des plus démunis, partager son déjeuner avec
un mendiant infirme, écrire une ode sur la mort d’un pâtissier du quartier. Il
n’y a pas lieu de douter de la véracité de ces anecdotes : Fourier dut bien
être ce jeune garçon impressionnable et d’une sensibilité hors du commun. Reste
qu’il y a quelque chose d’un peu aseptisé dans le portrait que brosse Pellarin
de Charles en jeune homme précoce, certes un peu excentrique mais généreux,
plein de considération et de fidélité.
On est frappé du contraste entre un tel portrait et la tonalité
des observations d’ordre général qu’on trouve dans les écrits de Fourier
lui-même sur les tendances et penchants de la « jeunesse civilisée ». Les enfants
y apparaissent en effet comme une « race démoniaque » d’animaux destructeurs, «
rebelles à tout travail utile, mais infatigables quand il
Weitere Kostenlose Bücher