Fourier
leurs caprices.
IV
Autour de la table familiale, il était un point, cependant, sur
lequel on ne transigeait pas. Fils unique d’un négociant ayant pignon sur rue,
Charles prendrait, c’était une cause entendue, la succession de son père à la
tête de l’affaire. Certes, beaucoup des goûts et inclinations du jeune garçon -
son amour de la musique, du dessin, de l’horticulture - ne semblent cadrer que
de loin avec une carrière de marchand de drap, mais ses parents trouvent un
réconfort dans ses aptitudes au calcul mental. Ils adorent lui poser de petits
problèmes d’arithmétique commerciale, auxquels il répond « sur-le-champ, en
livre sous et deniers, sans jamais faire une erreur 34 ». Afin de lui mettre le pied à l’étrier, Fourrier père
(le petit Charles n’a pas plus de six ans) commence à lui confier de petits
travaux au magasin. Cet apprentissage ne dure pas depuis longtemps lorsque
Fourier, comme il le dit laconiquement plusieurs années plus tard, découvre «
le contraste qui règne entre le commerce et la vérité ».
Au catéchisme, à l’école, on lui a appris qu’il ne faut jamais
mentir : il est scandalisé d’observer que, dans le magasin de son père, on
trompe parfois les clients sur la marchandise. Il commence, lorsqu’il en voit
sur le point de se faire berner, à les mettre en garde. Un jour, un client,
furieux, le trahit. Ce qui lui vaut, comme toute récompense pour son honnêteté,
une bonne fessée de ses parents et cette réflexion amère : « Cet enfant ne
vaudra jamais rien pour le commerce. » A cet incident Fourier fera plus tard
remonter son « aversion secrète pour le commerce 35 ». « Je fis à sept ans le serment que fit Annibal à neuf
ans contre Rome : je jurai une haine éternelle au commerce. » De toutes les
traditions entourant l’enfance de Fourier, aucune n’a été plus pieusement
préservée par ses disciples que cette histoire de fessée et le « serment
d’Annibal » contre le commerce. Fourier lui-même l’a souvent racontée dans ses
écrits comme dans ses conversations avec ses disciples, et, dans l’oraison
funèbre qu’il prononce en 1837, Victor Considerant lui accorde une place
cruciale :
Ce serment qu’il a si bien tenu est à l’origine de sa
découverte, car c’est en cherchant les moyens d’introduire la vérité et la
loyauté dans le mécanisme commercial qu’il arriva plus tard à [la théorie de]
l'Association Agricole 36 .
En règle générale, ce genre de légende, la brusque illumination
à un âge encore tendre, ne mérite guère de grand crédit : la prise de
conscience, par Fourier, du « contraste qui règne entre commerce et vérité » a
sans doute été un processus plus lent qu’il ne l’a prétendu par la suite. Ce
qui est sûr, en revanche, c’est que les pratiques frauduleuses auxquelles son
père a pu se laisser aller sont restées très modestes en comparaison de
l’envergure des opérations auxquelles s’est livré son oncle François Muguet
dans les années 1780. Dans ses longs développements sur « les crimes du
commerce », Fourier ne fait jamais allusion aux activités de François Muguet*. On
a toutefois du mal à croire qu’il n’en ait pas été informé : cela a dû jouer un
rôle important dans la genèse de son « aversion secrète » pour le commerce.
* Il y a toutefois dans les papiers de Fourier une lettre
de son parrain, Claude-François Muguet (jeune frère et associé de François),
qui répond sur un ton de colère à une allégation de Fourier : « le bénéfice que
selon vous j’aurais tiré de ma banqueroute ». Muguet à Fourier, 15 avril 1806,
AN 10AS 25(4).
Quoi qu’il en soit, et même si Fourier exagéra rétrospectivement
l’importance et de cette fessée et du serment qui en découla, on peut
néanmoins, sous un certain angle, y voir « l’origine de sa découverte ». Toute
sa vie, il regardera les « crimes » du commerce avec l’innocence outragée d’un
enfant et, dans la mesure où il est possible de retracer le cheminement qui
l’amena à construire sa propre théorie utopique, il semble bien que tout
commence par une longue rumination sur la question suivante : comment établir «
un système véridique de commerce 37 » ?
Son père ne serait pas mort à quarante-neuf ans, son jeune frère
aurait-il survécu, peut-être n’aurait-on pas forcé Charles Fourier à embrasser
contre son gré une profession détestée. Mais la mort prématurée
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