Fourier
qui
travaillent pourront se considérer comme membres à part entière de la société 3 .
La pensée de Fourier participe sans aucun doute de cette
revalorisation. Il estime lui aussi que le travail constitue un problème social
de la plus haute importance et qu’une profonde restructuration ouvrirait la
voie du progrès et du bonheur. Mais, à la différence de la plupart de ses
prédécesseurs et contemporains, il ne parle pas en moralisateur. Le travail
n’est pas pour lui un « bien » à rechercher ou à conseiller aux autres et il ne
se sent aucune prédilection pour le monde austère des tenants de l’éthique du
travail où celui-ci serait accepté comme destin ou devoir. Il ne partage pas
non plus l’avis de Saint-Simon pour qui le travail est devoir social, moyen de
servir autrui, instrument de solidarité. Pour Fourier, prêcher l’éthique du
travail sous quelque forme que ce soit c’est, sous des dehors moralisateurs,
chercher à faire exécuter par d’autres ses propres tâches. Le travail n’est pas
à ses yeux un devoir mais un besoin. L’envie de travailler est inhérente à la
nature humaine et l’homme ne peut véritablement s’accomplir que dans le travail
(à condition qu’il soit librement choisi.)
A la base de ses réflexions sur le travail, un constat : le
contraste est énorme entre la léthargie, le dégoût qu’inspire habituellement le
travail et les apparents miracles que peut susciter une motivation véritable.
Fourier aime à citer l’exemple d’un groupe de mineurs de Liège qui, en 1810,
ont mis quatre jours à dégager un puits pour sauver quatre-vingts de leurs
camarades, alors qu’il eût fallu plus de quinze jours en temps ordinaire 4 . Il suffit dès lors d’envisager un cadre
où l’exceptionnelle ardeur des mineurs de Liège deviendrait la règle.
Le travail dans le monde civilisé ne saurait mobiliser les
énergies ni susciter les passions. C’est là que le bât blesse. Que peut-il y
avoir d’attrayant à s’échiner des heures durant pour accomplir une besogne
fastidieuse, éprouvante et souvent délétère ? La vie devient un « supplice
perpétuel » pour ceux qui sont obligés de peiner « douze heures consécutives et
souvent quinze » dans des verreries, des usines de produits chimiques ou des
filatures, qui sont un « véritable assassinat des ouvriers, par le seul fait de
la continuité du travail 5 ». Et si
les usines du Lancashire ou du nord de la France sont des « bagnes industriels
», les conditions de travail de l’industrie familiale sont pires encore. Le
paysan de Picardie qui produit de la mousseline et du cachemire pour les
confections d’Amiens, Cambrai et Saint-Quentin est « si misérable sous ses
huttes de terre, qu’il n’a point de lit : il ramasse des feuilles dont il se
fait, pour l’hiver, une litière qui bientôt se change en fumier parsemé de vers
». Les canuts des collines de Saint-Etienne vivent et travaillent dans les
mêmes conditions de pauvreté 6 . Pas
étonnant, constate donc Fourier, que les primitifs aient toujours abhorré le
travail. Pas étonnant non plus que les « nombreux forçats de la classe ouvrière
» passent leurs dimanches à « noyer leur chagrin dans le vin ». La plupart des
ouvriers du monde civilisé sont tellement « absorbés par l’inquiétude sur la
subsistance d’une famille » qu’ils n’ont d’autre plaisir que l’alcool, et «
arrivent à la fin de la semaine, de l’année, de la vie, sans autre jouissance
que d’avoir réussi à ne pas mourir de faim 7 ».
Si Fourier a beaucoup à dire sur les souffrances matérielles de
la classe ouvrière, ses réflexions les plus profondes et les plus originales
concernent plutôt les tourments psychologiques qui font de la vie un « enfer
permanent » pour les travailleurs du monde civilisé. Lorsque, dans le Traité de
l’association, il dresse la liste des « disgrâces des industrieux », la peur,
la honte et la frustration y figurent au même titre que les épreuves physiques 8 . Lorsqu’il évoque la servitude du
travailleur civilisé, l’ennui des clercs et les angoisses des chômeurs ne sont
pas moins dignes de préoccupation que la pauvreté et les besoins matériels des
paysans et artisans. Fourier ne cesse de clamer que tous ces maux n’ont pas
lieu d’être : dans une société proprement conçue, personne ne résisterait à
l’emprise du travail, qui est en soi l’une des activités les plus satisfaisantes
que
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