Fourier
fondamentale : Summerhill a réellement existé
tandis que la Phalange de Fourier n’existe que sur le papier. Neill dut faire
des compromis que Fourier eût méprisés. Mais ils partageaient tous les deux
l’idée qu’un enfant ne peut s’épanouir pleinement qu’au sein d’une communauté
sans contraintes.
L’on pourrait s’amuser à dresser une liste des rapports entre la
doctrine de Fourier et les théories modernes de l’éducation. Peut-être est-ce
dans ce domaine, plus que dans tout autre, que ses idées sont le plus largement
répandues, même si elles ne lui sont pas toujours attribuées.
N’oublions pas toutefois de replacer les choses dans leur
contexte : abstraire la théorie pédagogique du reste de la théorie de Fourier
pour en faire un précurseur des progressistes actuels serait risquer de mal le
comprendre. Fourier n’est pas un réformateur dont on pourrait appliquer
indépendamment certaines propositions, mais un visionnaire qui rêve d’une
transformation radicale de la société. Ses idées sur l’éducation font partie
intégrante d’un vaste système qui présuppose l’abolition de la famille et de
l’autorité patriarcale. Tant que survivra la famille, et avec elle l’idée que
le père est « l’instituteur naturel » de l’enfant, nulle espèce de réforme
partielle de l’éducation ne changera quoi que ce soit 38 .
CHAPITRE XIV
Le travail en Harmonie
La véritable originalité de la vision utopiste de Fourier ne
réside ni dans sa volonté de renouvellement architectural, ni dans son
programme éducatif, ni même dans ses recommandations gastronomiques, mais dans
l’idée que le travail peut satisfaire les besoins les plus profonds de l’homme et
exprimer le plus totalement ses capacités. Pour Fourier, l’homme ne peut
réellement s’accomplir que par le travail 1 .
Le mot travail est d’ordinaire synonyme de malédiction. Selon la
tradition chrétienne, il marque la chute de l’homme et son châtiment pour le
péché originel ; sous l’Ancien Régime, travail rime toujours avec peine,
fardeau, pénitence. Le Dictionnaire de l'Académie française de 1694 le définit
ainsi : « Labeur, peine, fatigue qu’on prend pour faire quelque chose ». Et le
célèbre portrait que fait La Bruyère du paysan en bête de somme sous-humaine
reflète probablement l’attitude des classes privilégiées à l’endroit du travail
physique 2 . Rejetant cette
conception, Fourier prétend que le travail, pour peu qu’il soit bien organisé,
peut être le moyen de satisfaire ses instincts et de s’accomplir
personnellement. La Phalange telle qu’il la conçoit n’est donc pas simplement
une communauté dont la planification aurait pour but l’amélioration du niveau
de vie et la croissance de la production ; il s’agit avant tout de créer une
structure institutionnelle au sein de laquelle le travail puisse devenir
l’adjuvant plutôt que l’adversaire des indéfectibles passions humaines.
I
Au cours de la vie de Fourier, la question du travail va prendre
une importance croissante dans la pensée sociale européenne. Économistes
politiques, moralistes chrétiens, réformateurs ou utopistes, tous cherchent à
revaloriser le travail, à pondérer le dénigrement séculaire perpétué par les
traditions classique, chrétienne et aristocratique. Bien que leurs prémisses et
leurs points de vue divergent, tous partagent le même désir de faire du travail
productif l’activité fondamentale de la société idéale et de l’individu
vertueux. Entendons-nous bien, cette réhabilitation du travail ne date pas de
la génération de Fourier. Il y a toujours eu, au sein même de la tradition
chrétienne, des voix pour reconnaître dans le travail régulier comme vocation
un garde-fou contre la tentation et un signe auquel le chrétien reconnaît son
propre salut. De même, toute une tradition de moralistes des classes moyennes
ont pu voir dans le travail intègre la clef du bonheur, de la respectabilité et
du succès. Les philosophes des Lumières ont eux aussi loué le travail comme
source de vertu et de dignité et comme condition du progrès humain. Diderot,
dans l'Encyclopédie, fait du travail un facteur de bonheur, et de l’artisanat
créatif la clef du progrès social. Enfin, après la Révolution française, Henri
de Saint-Simon proclame le début d’une ère nouvelle où droits et pouvoirs
seront fonction du travail productif. Ainsi, précise-t-il, seuls ceux
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