Fourier
ressembleront pas plus aux sanglants
conflits de la civilisation que les saints et les nobles Harmoniens ne
ressemblent à leurs homologues civilisés. La guerre ne se fera pas à coups de
fusils ou de canons : elle prendra, au gré des expéditions des armées
industrielles, la forme d’escarmouches amoureuses ou gastronomiques. On y fera
des captifs, au terme non d’un combat mais seulement d’une guerre de position, «
comparable aux jeux d’échecs » : le vainqueur pourra éventuellement acquérir
des droits amoureux sur ses captifs, mais le plus souvent il les mettra en
vente, dans une grande cérémonie de rédemption.
Vu l’insistance de Fourier à dénoncer l’égoïsme des mœurs
sexuelles d’une civilisation pour qui seul le couple compte, rien d’étonnant à
ce qu’il en ait long à dire sur d’autres formes d’activité érotique, en
particulier l’orgie. « Il est certain que la nature nous pousse à l’orgie
amoureuse comme à l’orgie des festins et que l’une et l’autre blâmables dans
les excès seraient louables dans un ordre qui saurait les équilibrer 35 . » L’orgie est, pour Fourier,
l’expression d’un besoin universel. Ils ont beau se refuser à l’avouer, les
civilisés, en fait, s’y livrent « toutes et quantes fois ils le peuvent » :
Fourier en trouve la preuve aussi bien dans des récits qu’il a lus que dans ses
propres observations. Il cite par exemple « la coutume des seigneurs de Moscou
qui se font servir dans des appartements souterrains par des Géorgiennes toutes
nues 36 ». Sans aller chercher si loin,
il sait aussi qu’à Lyon même se donnent, dans les collines au-dessus de la
ville ou dans les bosquets des Brotteaux, des « parties carrées et sextines ».
Il a même « assisté » à de tels divertissements, et ajoute : « J’ai toujours
été surpris de la facilité que montrent les femmes à oublier subitement tous
ces [principes] de morale qu’elles observent si régulièrement en public 37 . » Tout cela toutefois manque
singulièrement d’envergure. Les plus grands exploits de la civilisation en
matière amoureuse se réduisent à « quelques parties carrées ou sextines,
quelques mesquines orgies de bonne société où une demi-douzaine d’Agnès et de
Paméla se seront livrées successivement à tel homme qui n’a d’autre mérite que
d’être leur initié ». Les orgies d’Harmonie n’auront rien de commun avec ces
sordides débauches ; elles seront au contraire « la noble expression de l’amour
libre 38 ». Et à la différence des
orgies brutales de la civilisation, qui se passent en catimini, à la lumière
tamisée des alcôves, les orgies en Harmonie seront des événements publics,
qu’on programmera avec soin : elles se tiendront au grand jour et la communauté
entière y participera.
Tout dans l’Harmonie de Fourier est l’objet d’une savante
classification. Les orgies ne font pas exception et se répartissent en une
foule de catégories. On a la « petite bacchanale de prélude », où chacun
apprend à reconnaître son « sympathique » ; « l’orgie du lendemain » ; «
l’orgie d’adieu », lorsque tout le monde est sur le départ ; l’orgie « fortuite
», mais aussi l’orgie, que Fourier appelle « quadrille omnigyne », véritable «
orchestre d’amour » où les diverses manœuvres sont chorégraphiées avec autant
de précision que les figures d’un menuet. Fourier a même prévu une « orgie de
musée », où chacun exposera dans la nudité ce qu’il a de plus beau dans son
corps, pour le plaisir et l’éducation de l’œil des autres Harmoniens. Bien
entendu, les orgies les plus spectaculaires se tiendront à l’occasion et en
l’honneur de la visite d’une horde d’aventuriers : soigneusement préparée par
des entretiens avec les confesseurs et confesseuses, l’orgie deviendra alors
partie intégrante de leur travail d’assortiment amoureux. Avant que l’orgie
puisse prendre la place qui lui revient dans le nouveau monde amoureux, il faudra
« pour préliminaire » « purger le globe des maladies syphilitiques, psoriques,
etc. Jusque-là, il devra régner dans l’Harmonie plus de circonspection en amour
que dans l’état civilisé 39 ».
IV
A l’égard du Nouveau Monde amoureux, le lecteur moderne éprouve
une fascination mêlée de perplexité. On est surpris, par exemple, que Fourier,
si féru pourtant de psychologie, ne dise mot de ce qu’on ressent subjectivement
lorsqu’on
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