Fourier
est amoureux. Rien de comparable à un livre pratiquement
contemporain, le De l’amour, de Stendhal, avec ses analyses sur la naissance de
l’amour, sa « cristallisation », et les époques par où il passe, la manière
dont on le reconnaît, le jeu des coquetteries, des émois et des confidences
entre deux amants. Avec Fourier, on est plutôt en présence d’un extraordinaire
tableau de la vaste gamme des pratiques érotiques d’une communauté tout
entière, accompagné de propositions pour de nouvelles institutions amoureuses,
et d’un exposé sur la politique, pour ainsi dire, de l’amour - l’évocation d’un
monde où l’amour serait « une affaire d’État et but spécial de politique
sociale », avec « son code, ses tribunaux, sa cour et ses institutions 40 ».
Beaucoup de choses, dans les plans érotiques que Fourier
échafaude afin de faire se rencontrer des inconnus, ou dans ses descriptions
d’orgies savamment orchestrées, semblent dériver tout droit de ses propres
frustrations. En même temps, Fourier garde toujours un certain recul, une
certaine distance, qui vient en partie de son goût pour l’ordonnance et la classification
de son matériau, en partie de l’emphase héroï-comique qu’il adopte pour évoquer
les aventures érotiques de ses Harmoniens. Il n’y a pas dans le livre d’unité
de style, ce qui se comprend, s’agissant d’un manuscrit inachevé. Plus
surprenantes sont les contradictions qu’on y repère sur certains points
cruciaux.
Ainsi, Le Nouveau Monde amoureux s’ouvre sur une célébration
rhapsodique de l’amour, « passion toute divine » qui « entretient chez les
mortels le feu sacré, les caractères de la Divinité », après quoi on passe à ce
qui peut parfois apparaître comme une vision strictement physiologique de cette
passion. Il prêche l’émancipation des femmes, mais au détour d’une page on
tombe soudain sur le stéréotype sexuel le plus cru. Il annonce la libération de
l’instinct, mais décrit un monde où tout, jusqu’aux orgies, est soigneusement
chorégraphié. Il célèbre la jouissance sans entraves, mais édicte un code
amoureux. On en vient parfois à se demander jusqu’à quel point Fourier était
vraiment libéré de ces préjugés qu’il cloue au pilori. Surtout, plus encore que
sur la vision que se fait Fourier d’une société sexuellement libérée, on
s’interroge sur la manière dont il faut interpréter son ouvrage. Jusqu’à quel
point faut-il faire une lecture littérale du Nouveau Monde amoureux ? Faut-il
voir dans les institutions que décrit Fourier (les orgies, la cour d’amour,
etc.) autant de plans pour une utopie amoureuse, de même nature que le canevas
économique proposé dans Le Nouveau Monde industriel ? Ou y a-t-il dans cette
œuvre une ironie, une dimension ludique, un goût de l’exagération, qui lui
donnent une place à part du reste de la production de son auteur ?
Observons d’abord, à ce propos, que certaines des contradictions
du Nouveau Monde amoureux ne sont troublantes que si on tient à en faire une
lecture littérale. Pour les premiers disciples de Fourier pour Just Muiron, en
particulier, il ne fait aucun doute que les écrits de Fourier doivent tous,
sans exception, être pris comme des plans et esquisses du monde à construire.
Ainsi, lorsque Fourier laisse Muiron jeter un coup d’œil sur le manuscrit du
Nouveau Monde amoureux, la réaction du disciple est de poser des questions
d’ordre strictement pratique : ce qui le « tracasse » le plus, par exemple, «
c’est le moyen de constater évidemment la paternité » dans les cas douteux. «
Comment, demande-t-il, résoudre les difficultés qui naissent du concours de
plusieurs amants au moment de la conception 41 » ? Si on ignore la réponse de Fourier, on peut en revanche s’interroger sur la
pertinence de la question elle-même. Avec Le Nouveau Monde amoureux, Fourier
n’offrait-il pas autre chose qu’un manuel d’instructions à l’usage de qui
voudrait fonder une communauté ? L’échafaudage complexe de règles, codes et
institutions, qui semble si déplacé dans un traité d’inspiration
fondamentalement libertaire, a, vu sous cet angle, une fonction critique dans
l’architecture de l’œuvre. Autrement dit, ce que Fourier propose dans Le
Nouveau Monde amoureux n’est pas tant la première esquisse d’une utopie
amoureuse qu’une étonnante parodie des us, coutumes et institutions de la
société
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