Fourier

manqué la Convention de France par sa timidité. Comment une assemblée qui
était si fortement ennemie des demi-mesures donna-t-elle une demi-mesure comme
le divorce 20 ?
    Pour l’avenir, Fourier fait plusieurs suggestions susceptibles
de favoriser une émancipation progressive des femmes, et ouvrir ainsi la voie à
la transition de Civilisation en Harmonie. On pourrait commencer par leur
accorder la pleine liberté sexuelle dès l’âge de dix-huit ans. On pourrait
encore imaginer que des groupes de quatre-vingts à cent personnes vivent
ensemble dans ce qu’il appelle un « ménage progressif », où l’on n’irait pas,
comme en civilisation, exiger systématiquement de toutes les femmes des travaux
domestiques, alors que la plupart n’ont au fond pour cela ni goût ni aptitude 21 . Dans le domaine de l’amour, les femmes
ont après tout les mêmes impulsions que les hommes, la même gamme d’émotions et
de besoins : dans ces conditions, il est logique de leur accorder les mêmes
droits et privilèges. L’éducation, en particulier, devrait leur être accessible
au même titre qu’aux hommes. On doit non seulement leur donner la possibilité
de se libérer des travaux du ménage, mais aussi de choisir librement leur
partenaire. L’acquisition de ces droits est un préalable à l’entrée dans le
nouveau monde amoureux.
    Reste enfin, après la reconnaissance de la diversité sexuelle,
et la pleine émancipation de la femme, une troisième condition fondamentale
pour la réalisation de l’utopie amoureuse : l’octroi à chacun de ce que Fourier
appelait un « minimum ». En Harmonie, chaque homme ou femme se verrait garantir
un minimum de jouissance sexuelle. Quel que soit son âge, et si bizarres ses
penchants ou désirs, aucun Harmonien ne serait totalement frustré. Ce serait en
matière de sexualité l’équivalent du salaire minimum pour le travail. Le
travail ne devient un instrument de liberté pour le genre humain que lorsqu’on
est libéré par un revenu garanti de l’obligation de gagner sa vie. De même,
l’amour ne jouera le rôle libérateur d’extension du lien social qui est
fondamentalement le sien que lorsqu’il pourra s’exprimer hors de toute
coercition ou entrave. Assuré du minimum érotique vital, on n’éprouverait plus
cette peur de manquer qui, en civilisation, corrompt et fausse les relations
amoureuses 22 .
    Fourier, dans le domaine amoureux, ne manquait pas
d’imagination. On est d’autant plus surpris du caractère très terre à terre de
son argumentation pour le « minimum » sexuel. La conception qu’il se fait de
l’amour semble strictement physiologique: le besoin sexuel est du même ordre
que « le besoin de subsistance » ; c’est une faim aussi facile à assouvir que
l’autre; il est au sens du « tact » ce que la faim est au sens du « goût ». Ce
réalisme cru peut cependant constituer une tentative délibérée de la part de
Fourier pour démystifier l’acte sexuel et ouvrir ainsi la voie à un mode de
relations d’une plus grande subtilité et complexité. La privation du nécessaire
fausse le spirituel : il faut d’abord assouvir les besoins sexuels élémentaires,
insiste Fourier, si l’on veut que l’impulsion érotique s’exprime dans toute sa
richesse 23 .
    Une fois le minimum sexuel établi, on verrait s’éveiller entre
les personnes l’amour sentimental ou platonique, « l’amour céladonique » comme
il l’appelait, par référence à Céladon, l’amant chaste et fidèle de L’Astrêe
d’Honoré d’Urfé. Dans le contexte du XIXe siècle, Céladon est l’objet de
quolibets : l’amant impuissant à consommer son amour. Quand il n’est pas la
risée de tout le monde, l’amour sentimental est au mieux une « arlequinade » :
« un masque fort commode pour tant d’hypocrites jouant le vestalisme en public
et pratiquant le messalinisme en secret 24 ».
En Harmonie, toutefois, où la satisfaction sexuelle serait acquise, les liens
érotiques deviendraient plus complexes et plus étendus. « Cette manie de
possession exclusive » de l’être aimé perdra de son empire : dès lors, « le
sentiment brillera parce qu’il sera en juste balance avec l’amour sensuel 25 ».

III
    A la différence des autres écrits utopistes de Fourier, Le
Nouveau Monde amoureux ne se passe pas en Europe, mais en Asie Mineure, sur le
site de l’ancienne cité grecque de Cnide 26 .
En choisissant un tel lieu comme décor pour les aventures