Fourier
affichant.
A certains égards, cette vision fouriériste du nouveau monde amoureux
reprend, en même temps qu’elle le caricature, le rêve rousseauiste d’une totale
transparence dans des rapports sociaux que ne viendraient plus brouiller la
ruse ou l’imposture. Comme chez Rousseau, du moins celui du Contrat social, ce
plaidoyer pour la transparence se double chez Fourier d’une attaque contre le
repli sur la vie privée et contre les liens trop exclusifs que nouent entre eux
les individus. Tout comme Rousseau critique les rapports particuliers qui font
obstacle à la réalisation de la volonté générale, Fourier parle avec sarcasme
de l’amour égoïste qui isole le couple du reste de la société. « Car un empire
ne retire aucun agrément des caresses de deux tourtereaux qui passeront une
année à se becqueter jusque dans les assemblées. » Il proscrit une telle «
indécence » en Harmonie : « Ce genre d’amour ne sera protégé en Harmonie dans
aucun cas, pas même pour la Vestale passée aux troubadours 50 . »
A travers la célébration des ébats polygames d’Harmonie, de leur
ouverture, de leur transparence, on distingue parfois, dans la peinture que
fait Fourier de son nouveau monde amoureux, une note plus sombre. Animé par la
conviction que la polygamie est le « désir secret » de tous les humains,
Fourier fulmine contre les « spectacles lubriques » qu’offrent les amants
monogames, qui ne se lassent jamais de leur compagnie réciproque. Il les
relègue, ces amants, au rang de monogynes, qui est le degré le plus bas dans sa
hiérarchie des types passionnels. Mais à lire de plus près l’ouvrage, on
détecte parfois un ressentiment à l’égard du couple qui dépasse cette simple
position théorique. C’est le cas par exemple du passage où Fourier se venge des
couples de jeunes mariés qui restent au lit, le matin, à faire l’amour : en
Harmonie, on tirera ces couples du lit dès 4 h du matin, ou encore ils seront «
couverts de ridicule pour leur vertu domestique 51 ». Dans certains fantasmes de Fourier, la volonté de punir ces couples se
teinte de voyeurisme : en Harmonie, il y aura un « miroir céleste » en orbite
autour de la terre, afin d’espionner les amoureux qui seraient tentés de
s’isoler dans les bois ou les champs 52 .
En d’autres termes, on peut lire Le Nouveau Monde amoureux comme
une œuvre parodique où les institutions de l’univers courtois et chrétien sont
carnavalesquement mises à l’envers, mais on peut en donner également une
interprétation psychologique. Vues sous cet angle, toutes les institutions
nouvelles - orgies, divertissements, rites d’assortiment - seraient nées de son
besoin d’imaginer un monde où ses propres désirs et besoins restés inassouvis
trouveraient enfin leur satisfaction. En parodiant l’église catholique et en
mettant son rituel à l’envers, c’est aussi sa propre vie monacale qu’il
renverse : par l’imagination, il en bannit la frustration sexuelle et le trop
grand isolement. De même, il y a quelque chose de révélateur dans l’insistance
avec laquelle il réclame plus d’ouverture, comme dans ses fantasmes de punition
ou de voyeurisme ou la colère que lui inspirent les couples monogames qui «
exhibent » de manière indécente leur amour. Peut-être sa suspicion à l’égard des
relations intimes qui s’instaurent dans un vrai couple reflète-t-elle également
sa propre incapacité à n’avoir jamais connu dans sa propre vie une telle
intimité. Ses attaques contre le mariage monogame ont certes pour cible
l’institution, et la répression qu’elle exerce, mais elles vont au-delà et
visent en fait toutes ces émotions partagées qui font le tissu de tout couple.
Libertine en surface, l’utopie érotique de Fourier trahirait ainsi une volonté
chez lui d’abolir un type de lien humain qui toute sa vie lui a manqué.
Le souci de transparence manifesté par Fourier a sans doute
encore une autre signification. Fourier a la nostalgie d’un monde sans secret,
un monde où l’on arborerait un insigne proclamant urbi et orbi ses désirs les
plus intimes. Cela ne se limite pas au domaine érotique : ce désir que tout
soit clair et explicite s’étend chez lui à tous les aspects du comportement
humain. Il se situe en cela aux antipodes de la vision tragique, pascalienne,
de l’homme, inscrutable amalgame de grandeur et de dépravation, énigme à tous
sauf à son créateur. L’utopie, pour
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