Fourier
Fourier, ne peut naître que dans un monde
dont tout mystère aura été au préalable banni : il imagine une société où chaque
chose aurait son étiquette, sa définition, et où l’ambiguïté elle-même
s’annoncerait comme telle. Un peu comme James Mill - principal disciple de
Jeremy Bentham, cet autre « Newton de l’Esprit » que vit naître le siècle des
Lumières finissant -, Fourier aspirait au fond à cartographier le psychisme
humain pour en faire un territoire aussi clairement balisé que la route qui, à
Londres, mène de la gare de Charing Cross à la cathédrale St Paul. 53
CHAPITRE XVI
Histoire et métempsycose
Lorsque Thomas More crée la première utopie moderne, il lui
donne pour cadre une île, dont on sait seulement qu’elle est fort éloignée du
XVIe siècle anglais, et pour nom un composé de racines grecques dont la
signification (soit « l’endroit parfait », soit « nul endroit ») souligne
encore cette distance. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la plupart des grands
utopistes répugnent comme lui à définir précisément l’époque ou le lieu de leur
utopie. Pour certains d’entre eux, elle est un idéal inaccessible à l’aune
duquel se jugent les imperfections du réel ; pour d’autres, la mesure des
hauteurs morales que l’homme peut atteindre par lui-même ; pour d’autres
encore, un état de perfection indissociable de l’avènement divin. Pour la
plupart d’entre eux, l’utopie s’apparenterait donc davantage à une fiction
opportune qu’à un véritable projet d’avenir. Comme le dit si bien Judith
Shklar, l’utopie n’est nulle part, « que ce soit géographiquement ou
historiquement ». C’est une vision « non du probable mais du “ non impossible”.
Elle ne se soucie pas du tout de vraisemblance historique 1 ».
C’est vers la fin du XVIIIe siècle que commence à se modifier la
conception européenne de l’utopie. Elle cesse d’être une île située hors du
temps et de l’espace pour se teinter, dans des œuvres comme L’An 2440 de
Mercier, d’un semblant de détermination historique; chez Turgot, Condorcet,
puis Henri Saint-Simon, elle est résolument présentée comme aboutissement d’une
longue évolution. « L’âge d’or est devant nous », écrit Saint-Simon, et, pour
lui comme pour Condorcet, il appartient à l’intellectuel d’en hâter
l’avènement. Frank Manuel a bien défini cette transition : tandis qu’auparavant
les utopies étaient en général « des idéaux intemporels, immuables, hors
l’histoire, le XIXe siècle les dynamise et les rattache à une longue histoire
préalable. Il faudrait donc les appeler euchronies : le bon endroit devient bon
moment 2 ».
Si l’on adopte cette distinction entre les utopies statiques et
généralement agraires de l’Ancien Régime et les euchronies dynamiques du XIXe
siècle, Charles Fourier apparaît comme une figure transitoire. L’histoire
n’entre pas en compte dans sa conception de la nature humaine ; les passions
pour lui sont immuables et il n’essaiera jamais sérieusement d’analyser
l’évolution des facultés ou des connaissances humaines en termes historiques.
Il est totalement hermétique à la proposition rousseauiste (Second Discours) de
considérer l’apparition de la conscience de soi chez l’homme comme résultat des
innovations de la technologie ou des modes de coopération. Ses idées ne
sauraient préfigurer davantage celles de Marx, qui voit l’histoire comme
création de l’homme par le travail. La plupart de ses descriptions de
l’Harmonie ont un côté pastoral, atemporel qui les rattache à la tradition utopique
de l’Ancien Régime. Il tient pourtant à doter sa théorie d’une dimension
historique et cherche souvent à subsumer ses critiques de la civilisation et
ses descriptions de la Phalange sous une vision panoramique, qui va de « la
première infection des mers par le fluide austral » jusqu’au jour où la terre
cessera de tourner sur son axe : la civilisation n’y serait que la cinquième
période historique (l’une des pires) sur trente-deux 3 .
I
Dans sa version la plus complète, telle qu’elle est exposée dans
la Théorie des quatre mouvements, l’histoire selon Fourier se divise en
trente-deux périodes réparties en quatre phases. Vient d’abord la phase «
d’enfance » ou « incohérence ascendante », qui dure approximativement cinq
mille ans et commence, selon les bonnes traditions bibliques, par une
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