Fourier
qui constituent
la spécialité de Lyon, est le plus actif. La production fléchit dans les années
1780, mais on estime qu’à la veille de la Révolution plus de 40 % de la
population lyonnaise vit encore, par un biais ou un autre, de la soie. Les dix
mille métiers que compte la ville occupent 28 000 tisserands, compagnons,
apprentis ou aides, auxquels il faut ajouter plusieurs milliers d’ouvriers et
d’ouvrières occupés dans les activités annexes. Industrie de luxe hautement
spécialisée, la « Fabrique », comme on l’appelle, vit dans un état
d’instabilité chronique, et cela même dans ses périodes de plus grande
prospérité. Fournisseur des cours d’Europe, et surtout de Versailles, elle
dépend au plus haut point des fluctuations plus ou moins capricieuses de la
mode et des lois sur le commerce. Un événement mineur (la proclamation d’un
deuil à la cour, par exemple) peut signifier pour elle un désastre qui met des
milliers de gens au chômage.
Dans les dernières années de l’Ancien Régime, les canuts de Lyon
traversent une passe particulièrement difficile. Suivant l’exemple de la reine
Marie-Antoinette, l’aristocratie française s’entiche de cotonnades anglaises,
de mousselines, de lins blancs imprimés, délaissant les brocarts dont Lyon a
fait sa spécialité. Les tisserands lyonnais ne savent pas s’adapter au
déferlement de cette « anglomanie ». La signature en 1786 du traité d’Eden, qui
ouvre le marché français à l’importation de tissus anglais bon marché, ne fait
qu’aggraver la situation. Par ailleurs, l’effondrement du marché n’est pas le
seul problème auquel l’industrie de la soie se trouve confrontée. Tout aussi
grave, sinon plus, est la dislocation au cours du XVIIIe siècle de la structure
traditionnelle de l’industrie lyonnaise. Les maîtres tisserands, au nombre de
six mille environ, sont tombés sous la dépendance de quelque quatre cents
maîtres marchands, les « soyeux », qui ont la haute main aussi bien sur la
fourniture, en amont, du matériau, la soie, que sur la commercialisation, en
aval, des produits manufacturés. Privés de leur droit traditionnel de vendre le
produit de leur travail à une clientèle privée, les tisserands se voient de
plus en plus réduits au statut de travailleurs salariés, rémunérés à la pièce,
à un « tarif de façon » fixé par les négociants. L’hostilité grandit entre les
deux groupes, et les dernières années de l’Ancien Régime sont marquées par des
conflits permanents et parfois violents à propos des salaires.
Entre la réduction de la demande, qui ralentit les ventes, et
l’augmentation du coût de la vie, il devient de plus en plus difficile pour un
maître tisserand de nourrir sa famille et de payer l’entretien de son métier et
de son atelier avec le salaire versé par le négociant. Pour les femmes, qui
travaillent par milliers dans l’industrie de la soie - comme brodeuses,
fileuses ou dévideuses -, le salaire de misère qu’elles reçoivent ne leur
laisse pratiquement pas d’autre choix, lorsqu’elles ne sont pas mariées, qu’une
forme ou une autre de prostitution 5 .
Apprenti chez un grossiste en tissu de Lyon, Fourier est aux premières loges
pour observer les difficultés dans lesquelles se débattent les canuts lyonnais.
Lorsque survient la Révolution, qui réduit l’industrie de la soie à la
stagnation complète, il découvre le chômage, la faim et la misère sur une
échelle qu’il n’aurait jamais imaginée à l’époque où il vivait une vie plutôt
feutrée à Besançon.
Centre important de la vie économique, Lyon est aussi une ville
marquée par une forte tradition de spéculation mystique et de pensée sociale
utopique 6 . C’est depuis longtemps
déjà un haut lieu de la franc-maçonnerie ésotérique et de l’illuminisme et, à
la veille de la Révolution, on y voit fleurir les Rose-Croix, le
swedenborgisme, le mesmérisme et divers autres cultes mystiques. La ville
attire de grands noms de l’hermétisme, tel le « philosophe inconnu »
Saint-Martin, ainsi que des aventuriers et des charlatans comme Cagliostro. Les
riches négociants qui règnent à l’époque sur l’industrie de la soie constituent
pour ce genre de personnages un public acquis d’avance. Ce sont eux également,
avec la noblesse de robe et les professions libérales, qui peuplent en majeure
partie les nombreuses loges maçonniques que compte la ville.
Au cours de la
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