Fourier
mère est malade. Il n’y a
pas de bouillon dans notre paroisse. Nous allons à ce clocher tout là-bas chez
un autre curé pour lui en demander. Je pleure parce que ma petite sœur ne peut
plus marcher... » Elle s’essuyait les yeux avec un morceau de serpillière qui
lui servait de jupon. Pendant qu’elle levait cette guenille jusqu’à son visage,
j’aperçus qu’elle n’avait pas même de chemise. Économistes, songez que la
Normandie est la plus riche de nos provinces. Voilà ce que ce peuple était sous
cette glorieuse monarchie de 1400 ans 59 .
Ce n’était certainement pas la première fois que Fourier
côtoyait l’extrême pauvreté, mais cette scène semble avoir laissé une profonde
impression au jeune homme de dix-sept ans.
Dans le courant de l’année 1790, Fourier quitte son emploi à
Rouen pour revenir à Besançon. Quelques mois ont suffi à le convaincre qu’il
aimerait mieux apprendre le commerce de la soie à Lyon que de rester dans « le
brouillard, la boue et la pluie » de l’« affreuse » ville de Rouen. Finalement,
sa mère, ou l’un de ses conseillers, lui trouve une autre place, cette fois
comme apprenti négociant auprès de la firme Bousquet et Viala, marchands de
draps à Lyon. Début de 1791, Fourier prend le chemin de la « seconde ville de
France ». C’est là qu’en pleine tourmente révolutionnaire commence sa vie
d’adulte.
CHAPITRE II
La décennie révolutionnaire
S’il y eut une période cruciale pour l’itinéraire intellectuel de
Fourier, ce furent les années de la Révolution française : là prit forme sa
vision utopique. Plus tard, on le verra assigner une date précise à sa «
découverte » : c’est en avril 1799 qu’il aurait, presque par hasard, découvert
« le germe, l’opération fondamentale » de sa théorie de l’association. Mais il
ressort clairement des documents laissés par Fourier lui-même que cette
découverte fut en fait précédée d’une longue période de gestation, qui commence
presque dix ans plus tôt, à la fin 1789, lorsque, « parcourant pour la première
fois les boulevards de Paris », il commença à méditer sur un nouveau type d’«
architecture unitaire 1 ».
Jamais sans doute on ne saura avec certitude ce que fut le
cheminement intérieur de Fourier pendant ces années décisives de formation.
Pratiquement aucun des écrits de cette époque n’est parvenu jusqu’à nous. Quant
aux comptes rendus qu’il a faits plus tard sur les « indices et méthodes qui
menèrent à la découverte », ils restent assez décevants par leur caractère
vague et incomplet 2 . On peut
toutefois retracer de l’extérieur la biographie de Fourier pendant ces années
de la Révolution et brosser ainsi le contexte dans lequel s’inscrit
l’itinéraire intellectuel qui sera le sujet du chapitre suivant.
I
La ville de Lyon, où Fourier part travailler en 1791, se situe
au confluent de deux grands fleuves et au pied de deux collines. La lente
Saône, avec ses méandres, est depuis toujours pour les Lyonnais leur rivière «
méditative » ; le Rhône, rapide et puissant, leur fleuve « industrieux ». Même
contraste entre les collines. Depuis des siècles, les pèlerins gravissent les
pentes de la colline « mystique » de Fourvière au sommet de laquelle se
dressent la basilique consacrée à la Vierge Marie. L’autre colline, la
Croix-Rousse, doit son nom à une croix érigée à son sommet au XVIe siècle, mais
à l’époque de Fourier elle est déjà devenue la colline « travailleuse » : sur
ses pentes, depuis la fin du XVIIIe siècle, les ouvriers de la soie, les «
canuts », y ont installé leurs ateliers. Entre ces deux fleuves et ces deux
collines, Lyon montre, à en croire la tradition locale, les deux faces de son
caractère.
La « capitale des Gaules » est alors, par sa population, la
deuxième ville de France 3 . Avec
quelque 125 000 habitants, elle est quatre fois plus grande que Besançon et la
seule ville, Paris excepté, à dépasser les 100 000 habitants. Grâce à son
importante industrie de tissage de la soie, c’est par ailleurs le plus grand
centre manufacturier de la France du Sud. De vieille date principale source de
la prospérité de la ville, l’industrie de la soie a été établie dès la fin du
XVIe siècle par des immigrants italiens 4 .
Elle a sans doute connu sa période de plus grande prospérité sous Louis XV, à
l’époque où le marché européen pour les soieries tissées main,
Weitere Kostenlose Bücher