Fourier
Fourier n’est
tout simplement pas adaptée au monde réel : la plupart des gens raisonnables
commenceraient par récuser l’une des prémisses fondamentales du système,
l’harmonie présupposée de l’univers. Fourier, d’autre part, fait preuve d’une
confiance que beaucoup qualifieraient d’éhontée en la capacité des hommes à
comprendre, et finalement à modifier le monde dans lequel ils vivent. Le sens
du tragique lui échappe totalement ; il refuse d’admettre, dans un monde bien ordonné,
l’ombre d’une dissonance entre un désir et la capacité de le satisfaire. Son
système tout entier repose, entre autres, sur le déni qu’un Dieu juste ait pu
créer des désirs impossibles à satisfaire.
La pensée de Fourier se fonde donc sur des postulats que le XXe
siècle est encore bien moins disposé à accepter comme axiomes que le XIXe. Cela
dit, l’on ne peut manquer d’être frappé par le rapport étroit qui lie les
défauts de Fourier, sa naïveté, sa simplicité d’esprit, avec ses intuitions les
plus originales et les plus profondes. Si Fourier n’a pas le sens du tragique,
ce n’est pas par aveuglement, mais par refus d’accepter que la douleur soit
fatale. Pour lui, elle n’est pas nécessairement dans l’ordre des choses. Et,
comme j’ai tenté de le montrer, c’est cette conviction même qui prête à sa
critique sociale tant de force, tant d’impérieuse éloquence. Si Fourier nie la
possibilité d’une aversion naturelle pour le travail, c’est pour envisager avec
plus de soin et d’imagination qu’aucun de ses contemporains celle du travail
attrayant. Fourier, nous l’avons vu, était presque le seul parmi les
précurseurs du socialisme à vouloir faire du travail un exutoire vital de la
personnalité. D’une manière fondamentale, son utopie est une recherche des
conditions dans lesquelles le travail pourrait devenir l’expérience agréable et
éminemment satisfaisante qu’elle aurait toujours dû être.
Au cœur de sa vision réside la conviction que les hommes ont le
pouvoir de modeler leur univers. De toute première importance pour la mise en
place du Phalanstère, ce présupposé l’est aussi, comme je l’ai suggéré, pour la
cosmologie : l’homme est capable non seulement de changer la société, mais
également d’influer sur le climat, de purifier les mers, de modifier le système
solaire. L’on pourrait dire que Fourier dépasse là les bornes de l’absurdité.
Une longue tradition d’ironistes, depuis le blagueur de Balzac jusqu’aux
historiens contemporains du socialisme, ne se sont d’ailleurs pas privé de
balayer Fourier du revers de la main, en évoquant certaines de ces prophéties
les plus « absurdes », archibras, couronne boréale, ou mers de limonade.
Certains moqueurs plus indulgents concèdent à Fourier quelque intérêt à
condition d’établir une distinction très nette entre sa perspicacité de critique,
ses intuitions d’organisateur d’une part et l’absurdité fondamentale de sa
cosmologie et de sa métaphysique. J’ai déjà suggéré que si l’on cherche
véritablement à comprendre Fourier et non simplement à s’approprier ses idées
les plus « avancées », une telle distinction tombe d’elle-même : elle ne prend
pas en compte ce rapport étroit qu’entretiennent, dans la pensée de Fourier
comme en tant d’autres choses, le sublime et le ridicule. La critique sociale
de Fourier, son utopie et sa représentation de l’univers forment un tout. La
cosmologie offre une image de spontanéité ordonnée qui reflète la vie sexuelle
et spirituelle de la Phalange. Les descriptions de la vie phalanstérienne sont
elles-mêmes entrelardées de parodie et de critique sociale. Derrière tous les
aspects de la doctrine se profile la conviction profonde que nous sommes
capables de créer un monde adapté à nos besoins et reflétant de notre pouvoir.
La critique sociale, la cosmologie et l’utopie de Fourier sont toutes
enracinées dans la certitude que nos seules limites sont celles de nos désirs.
Parmi les disciples plus tardifs de Fourier, on trouve quelques
exemples d’utopistes aussi complets que le maître lui-même, prêts à partager sa
foi en l’imminence d’une mutation radicale de la nature et de la société. Le
prophète bohémien Jean Journet, par exemple, sera représenté par Courbet en
1850 « en route pour la conquête de l’Harmonie Universelle ». Mais la majorité
des disciples sont des
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