Fourier

avoir
remplacé Viala comme associé de Bousquet 48 .
Les écrits de Fourier sont quasiment muets sur ses contacts et activités. Une
anecdote, toutefois, qu’il aimait aussi raconter à ses disciples, revient fréquemment
dans ses œuvres publiées. A l’époque où il était employé de commerce à
Marseille, il avait souvent eu l’occasion de voir jeter à la mer des grains
qu’un marchand avait laissé pourrir en spéculant sur une éventuelle hausse des
prix. « Moi-même, j’ai présidé, en qualité de commis, à ces infâmes opérations,
et j’ai fait, un jour, jeter à la mer quinze mille quintaux de riz, qu’on
aurait pu vendre avant leur corruption avec un honnête bénéfice, si le
détenteur eût été moins avide de gain 49 .
» Pour les disciples de Fourier, cet incident avait eu une « influence décisive
» sur son évolution intellectuelle. Sans doute ne fut-ce qu’un incident parmi
d’autres, mais pour Fourier, il illustrait de manière dramatique « quel
renversement de l’ordre naturel » s’était produit dans l’industrie 50 .

V
    On a un certain mal à retracer les déplacements de Fourier ou à
avoir plus qu’un fugitif aperçu de l’homme dans les dernières années de la
Révolution. Il est clair, cependant, que sa théorie prend forme à cette époque.
Ce qu’il avait vécu sous la dictature jacobine a laissé à Fourier une horreur
durable de la révolution politique et des troubles sociaux. Avec le Directoire,
c’est maintenant le chaos financier, les restrictions alimentaires et la
pauvreté généralisée qui en font un ennemi acharné de ce qu’il appellera plus
tard « le mécanisme commercial anarchique et pervers [...] nommé libre
concurrence 51 ». A Lyon et
Marseille, Fourier s’est trouvé aux premières loges pour observer l’effet
dévastateur de l’inflation sur les petits salariés, les rentiers et, de manière
générale, les gens à revenu fixe. Il a vu également les désordres causés par
l’effondrement de l’industrie de la soie à Lyon ou le marasme de l’activité
portuaire à Marseille. Or, pendant ce temps, à Marseille en particulier, il
voyait s’édifier de grandes fortunes bâties par la spéculation sur le
papier-monnaie, la création de pénuries artificielles ou la corruption dans le
ravitaillement de l’armée d’Italie.
    Il le racontera plus tard : c’est pendant ces premières années
du Directoire qu’il commence à « soupçonner l’existence d’une Science Sociale
encore inconnue » qui porterait remède aux « fléaux dont l’industrie sociale
est affligée 52 ». Ces fléaux -«
l’indigence, la privation du travail, les succès de la fourberie, les
pirateries maritimes, le monopole commercial, l’enlèvement des esclaves » -
finissent par le convaincre qu’il y a une faille dans un système économique
entièrement fondé sur la libre concurrence, ou plutôt sur la concurrence «
anarchique ». Il commence donc à formuler une critique générale du capitalisme
dans laquelle le parasitisme du commerçant ou de l’intermédiaire fait figure de
principale cause des maux économiques. Parallèlement, il réfléchit à divers
moyens de contrôler, voire d’éliminer, les intermédiaires pour établir un
contact direct entre producteur et consommateur. Alors que, à la même époque,
Babeuf lance sa conspiration des Égaux, que Henri de Saint-Simon esquisse ses
premiers plans de réorganisation sociale, qu’en Angleterre Robert Owen met en
pratique ses premières expériences de réforme de l’industrie, Fourier commence
à penser que, pour guérir les maux engendrés par la libre concurrence, il faut
établir, à l’intérieur du système capitaliste, de petites communautés autonomes
ou des associations producteurs-consommateurs *.
    * Traditionnellement, on a tendance à considérer que les
années de formation de Fourier se sont passées entièrement à Lyon. Un certain
nombre des « calamités » auxquelles il fait allusion n’ont toutefois pu avoir
été observées qu’à Marseille. Voir Hémardinquer, « Notes critiques », 51-54.
     
    Les propositions de réforme économique ne représentent qu’une
facette de l’activité intellectuelle de Fourier sous le Directoire. Pendant
toute cette période, il médite à divers projets liés à son expérience de
négociant et de soldat. A peine a-t-il été réformé qu’il commence à bombarder
les autorités publiques d’une foule de propositions et de