Fourier
que « le plus éhonté des égoïstes ». On est
sous la Restauration, les Bourbons sont depuis longtemps revenus sur le trône,
et Fourier persiste encore à se moquer des autorités du Directoire et de leurs
efforts pour inculquer aux Français une éthique de vertu civique fondée sur la
répression. « Point de vertus sociales collectives sans la richesse 3 », insiste-t-il. Faire appel à la vertu
républicaine est une absurdité, ce qu’il illustre en citant à plusieurs
reprises des maximes comme « Payez vos impôts avec joie », extraites du
Catéchisme universel de Saint-Lambert, que François de Neuchâteau, ministre de
l’Intérieur du Directoire, fit distribuer en 1799 dans chaque école primaire de
la République. Lorsqu’en 1821 on lui fait remarquer que Saint-Lambert ne passe
plus guère pour une autorité en matière de morale, Fourier hausse les épaules :
il en va des systèmes philosophiques et moraux comme des vêtements ; un jour à
la mode, le lendemain passés de mode ; « Saint-Lambert, chiffon moral passé de
mode, vaut les chiffons moraux de 1821 4 ».
Il ne fait pas de doute que dès 1800 Fourier a inventorié la
plupart des aspects de la vie contemporaine qui vont plus tard figurer au
premier plan de sa critique de la civilisation. Il est moins avancé dans sa
réflexion sur la nature humaine et ses motivations ou dans l’élaboration de sa
cosmologie et de sa vision utopique. Ce n’est qu’en 1806, écrira-t-il plus
tard, qu’il parvient à achever le fondamental « calcul du mécanisme des
passions ». Sa première description de la vie dans sa communauté idéale date des
années 1805-1808 5 . Sa cosmologie,
d’après son propre témoignage, n’est établie que vers 1814 ou peu après. Enfin,
on doit attendre 1817 pour le voir donner une forme finale à sa vision d’une
société de liberté sexuelle. Il faut certes tenir compte de cette évolution,
mais il n’en reste pas moins que la période cruciale pour la formation
intellectuelle de Fourier est la décennie de la Révolution, la période qui va
de sa première visite à Paris, l’hiver 1789-1790, à sa grande découverte de
1799. Comment expliquer la transformation qui s’est opérée en lui au cours de
ces dix ans ? Comment expliquer la métamorphose du jeune homme plutôt mal
dégrossi de 1789 en « inventeur » du calcul de l’attraction passionnée ?
I
Dans sa jeunesse, Fourier était ce que Jonathan Swift aurait
appelé un « projecteur ». Il n’avait pas vingt ans, assure-t-il, qu’il avait
déjà rédigé un projet de locomotive à vapeur sur rails 6 . Il ne reste plus trace de ce
projet, qui ne fut guère pris au sérieux par les ingénieurs auxquels Fourier le
soumit, mais nous avons en revanche les nombreux projets et propositions que
Fourier, quelques années plus tard, adressa aux autorités du Directoire. Ces
projets, nous l’avons vu, traitent d’une large gamme de sujets : organisation
militaire, fournitures et ravitaillement des armées, réforme du commerce,
géopolitique. Dans ces années chaotiques de la réaction thermidorienne et du
Directoire, Fourier a toutefois deux sujets de prédilection : les questions
d’architecture et de planification urbaine, et un programme de réforme
commerciale susceptible de moraliser les relations économiques et de remédier
ainsi aux maux qu’entraîne la libre concurrence, ou plutôt la concurrence «
anarchique ».
L’intérêt porté par Fourier à l’architecture et à la planification
urbaine remonte à sa première visite à Paris. Il évoquera souvent l’impression
que lui fit alors la découverte de la capitale. Il avait dix-sept ans ; il
faisait ses premiers pas dans le monde ; son imagination s’éveilla à son
premier aperçu de Paris, avec ses larges boulevards, ses élégantes demeures et
surtout son « palais de fée », le Palais-Royal. C’est, racontera-t-il en 1822,
en marchant sur l’avenue des Invalides et y admirant deux petites maisons
situées « entre les rues Acacias et N. Plumet », qu’il conçoit pour la première
fois « l’idée de l’architecture unitaire », dont il détermine bientôt les
règles 7 . En voyant le contraste
entre Paris, élégante, spacieuse, et des villes sombres et sales comme Rouen ou
Troyes, il se demande comment parvenir à une forme d’organisation urbaine qui
ait à la fois plus de rationalité et plus de séduction. Lorsqu’il commence à
formuler sa critique économique, cela fait
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