Fourier
système universel ? C’est là une
question fondamentale, et pour l’aborder de manière fructueuse il faut sans
doute essayer de situer Fourier dans l’histoire intellectuelle de la période
post-révolutionnaire.
Pour comprendre Fourier, il faut, me semble-t-il, l’inscrire
dans un groupe de penseurs pour qui la Révolution a été une expérience décisive
et qui ont eu comme principale préoccupation de trouver des repères dans un
monde déchiré par elle. Parmi ces penseurs, on trouve des aristocrates de
l’Ancien Régime, qui ont atteint leur maturité avant que n’éclate la
Révolution. C’est le cas de contre-révolutionnaires catholiques comme Louis de
Bonald ou Joseph de Maistre, ou de l’autre grand socialiste utopique, le comte
de Saint-Simon. D’autres, comme Fourier lui-même, ou le philosophe romantique Pierre
Simon Ballanche, ou toute une foule de visionnaires mineurs, font partie de ce
que Léon Cellier a appelé la « génération sacrifiée » des intellectuels
français 34 . Trop jeune pour jouer
un rôle actif dans la Révolution, puis limitée dans son accès au public par les
restrictions imposées par la censure napoléonienne, cette génération a
néanmoins été profondément marquée par la Révolution et a passé sa vie d’adulte
à faire face à ses conséquences.
Théocrates réactionnaires, mystiques de tout poil, socialistes
utopiques : le groupe auquel appartient Fourier est d’une extrême diversité.
Tous ont cependant en commun leur vive conscience que, face aux problèmes qui
se posent à l’Europe au lendemain de la Révolution, la vision du monde qui fut
celle des Lumières n’est plus adéquate. La Révolution, pour beaucoup d’entre
eux, n’a pas seulement détruit l’ordre social féodal et aristocratique ; elle a
aussi signifié la banqueroute des Lumières et de la belle confiance qu’elles
avaient dans la raison humaine, le progrès, l’égalité. La Révolution, dit
Fourier, a été le « coup d’essai » des philosophes, l’expérience qui, par son
échec, a démontré que leurs « torrents de lumière politique et morale »
n’étaient guère « plus que des torrents d’illusions ». Dans une veine proche,
Saint-Simon écrit : « C’est principalement à la direction vicieuse suivie par
les encyclopédistes dans leurs travaux qu’on doit attribuer l’insurrection qui
a éclaté en 1789 ainsi que le caractère sanguinaire que la Révolution a pris
dès son origine. » De même Ballanche, lorsqu’il voit dans la Révolution un «
événement monstrueux », une « calamité », « fruit de la guerre cruelle » menée
par les philosophes « contre toutes les illusions ». Tous trois se font ici
l’écho, et dans la forme et sur le fond, d’un théoricien contre-révolutionnaire
comme de Bonald lorsqu’il voit dans « l’oppression des fausses doctrines et des
écrits impies et séditieux » « la véritable et unique cause de la Révolution et
de tous les crimes dont elle a terrifié le monde 35 ».
Hostiles aux philosophes, Fourier et sa génération sont par
ailleurs napoléoniens dans leur ambition. S’éloignant de la tradition empirique
et critique des Lumières, ils veulent formuler une théorie générale, construire
un vaste système impérial susceptible de remplir le vide intellectuel et
spirituel de la période postrévolutionnaire. « La philosophie du XVIIIe siècle,
écrit Saint-Simon, a été critique et révolutionnaire ; celle du XIXe doit être
inventive et organisationnelle 36 ». Pour des réactionnaires comme de Bonald ou de Maistre, eux aussi en rupture
avec le XVIIIe siècle « critique », cela se traduit par l’édification de grands
systèmes catholiques embrassant politique, histoire, théologie, linguistique :
La Théorie du pouvoir, de Bonald (1796), Du pape (1819), de Maistre. Pour
Ballanche, inventer et construire à neuf signifie trouver une forme épique et
une symbolique adaptée à sa conviction que la Révolution destructrice
préluderait à une nouvelle naissance. Quant à Saint-Simon, son but initial, comme
il l’expliquera plus tard, était de mettre sur pied un système universel, une
science unitaire ou totale fondée sur une seule loi, également valable pour
l’univers physique et l’univers social.
J’ai voulu comme tout le monde systématiser la philosophie
de Dieu. Je voulais descendre successivement du phénomène univers au phénomène
système solaire... et déduire de cette étude
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