Fourier

s’effondrerait aussitôt. Le
nouveau souverain de l’Europe imposerait sa loi au globe entier et un long
règne de paix s’ensuivrait. Comment perpétuer une telle paix ? Qui, de la France
et de la Russie, sortirait victorieux de cette lutte ? Fourier laisse ces
questions sans réponse. Il se contente de mettre en garde ses lecteurs : qu’ils
ne comptent pas trop, dans le long terme, sur les récents triomphes de leur
pays. Et il se propose de démontrer « dans d’autres articles » que la
conjoncture présente est défavorable à la France 18 .
    Cet article devait inspirer toutes sortes de légendes. Sur la
fin de la vie de Fourier, ses disciples assuraient qu’il était parvenu jusque
sur le bureau de Napoléon en personne et avait valu à Fourier l’offre d’un
emploi au ministère des Affaires étrangères 19 .
Un fervent disciple écrit en 1834 à Fourier qu’il « a été bruit plusieurs fois
dans l’École » d’un article où Fourier aurait anticipé le plan de bataille
adopté par Napoléon à Austerlitz 20 .
La réalité est plus prosaïque. L’article de Fourier cause néanmoins quelques
ennuis aux rédacteurs du Bulletin de Lyon. Le préfet Dubois, qui a porté
l’affaire à l’attention de ses supérieurs, reçoit l’ordre de mener une enquête.
Ballanche est convoqué au commissariat et informe Dubois que « Fourrier » n’est
pas un pseudonyme, mais le nom d’un jeune commis marchand de draps employé par
la maison Bousquet, « un homme modeste, étranger à toute espèce d’intrigue et
d’ambition 21 ». Dubois convoque à
son tour Fourier, qui accepte de faire preuve de plus de prudence dans
l’avenir. Après ce double avertissement à l’auteur et au rédacteur en chef, il
classe l’affaire, sans suites.
    Dans le public, le « Triumvirat continental » suscite des
réactions diverses. Il se trouve plusieurs lecteurs pour en dénoncer par écrit
la teneur aux autorités parisiennes. Le Journal de Lyon publie une lettre où
l’on conseille à Fourier d’aller à Charenton : il y trouvera l’accueil et
l’admiration qu’il mérite 22 .
Réplique de Fourier : si tous les fous étaient à Charenton, la population de
cette ville dépasserait celle de Paris. Et n’a-t-on pas également, en leur
temps, taxé de folie Colomb et Galilée 23 ? Quelques jours plus tard, Fourier remonte au créneau, avec un article
intitulé « Invitation aux échos », où il compare ses « folies variées » à la
banalité des accusations de ses détracteurs. « Devais-je m’attendre à un tel
soulèvement de l’opinion ? » demande-t-il.
    Maintes fois, j’ai adressé au gouvernement des notes
politiques ; j’ai reçu en réponse des lettres flatteuses, signées Carnot,
Talleyrand et autres personnages qui, j’espère, s’entendent à la politique :
lorsqu’on a leur suffrage, on peut se consoler de n’être pas en faveur chez les
diplomates de la Grand’Côte.
    Il réclame qu’on mette fin à ce « déluge de brocarts » qu’il a
provoqué et défie ses détracteurs de « dire quelque chose de neuf et de voler
avec leurs propres ailes sans attendre de moi que je les stimule 24 ».

III
    En un mois, à la suite de la publication de cette première
satire, Fourier s’est acquis une considérable notoriété. Dans ses escarmouches
avec ses critiques et détracteurs, il a fait preuve de ses qualités de hardi
polémiste. Il a aussi commencé à attirer l’attention sur sa découverte. Il veut
maintenant atteindre un plus vaste public. C’est ainsi que le 25 décembre 1803
il envoie une longue lettre au grand juge de France pour lui demander
protection officielle et accès aux organes de presse parisiens 25 .
    Cette « Lettre au Grand Juge » est un document de première
importance. Pour y argumenter son appel à la protection gouvernementale,
Fourier fournit en effet une formulation beaucoup plus détaillée de sa théorie
que celle de l’ « Harmonie Universelle ». C’est le document le plus complet
dont on dispose sur les débuts de Fourier penseur, sur son cheminement et sur
ses ambitions. Il en ressort clairement qu’à l’orée de sa carrière Fourier
conçoit l’attraction passionnée comme beaucoup plus qu’un fondement à son plan
utopique. La notion d’attraction passionnée doit à l’époque constituer
l’élément central d’une vision globale de l’univers ; c’est une « loi
universelle » dont la découverte doit permettre non seulement de jeter les
bases