Fourier
sonder l’opinion » afin de mieux connaître la
profondeur des préjugés auxquels se heurterait une révélation totale. A cette
fin, il avait endossé « l’habit d’Arlequin, bigarré de toutes couleurs ». Il
avait affecté « tantôt le pédantisme, tantôt la grivoiserie, tantôt
l’inspiration ». D’abord quelques détails empruntés à sa cosmogonie : il savait
que cela choquerait et paraîtrait incroyable, dans la mesure où il avait (à
dessein) négligé de fournir la clef de sa théorie. Après avoir lancé « les
railleurs », il était ensuite passé à du plus sérieux : ses attaques
révolutionnaires sur le système matrimonial et sur le commerce. Les
philosophes, il le savait, étaient particulièrement chatouilleux sur la
question de l’amour libre, chapitre où ils étaient « plus intolérants que les
prêtres mêmes ». Aussi avait-il traité la question sur le ton de la facétie, se
contentant de quelques allusions à ce qui était pourtant « la branche la plus
importante de l’attraction 10 ». Le
commerce était « secrètement haï » par le continent, qui subissait alors tout
le poids du blocus anglais. Aussi, dans sa troisième partie, la critique de «
la licence commerciale », avait-il adopté un ton plus grave, et prouvé ainsi
que, lorsqu’il le voulait, il pouvait n’être « pas plus bizarre qu’un autre ».
Pendant tout ce temps, tel un éclaireur s’aventurant derrière les lignes
ennemies, il avait eu pour objectif d’observer le public, de tester ses
réactions, de noter les points où, en dépit de toutes ses moqueries, il
céderait du terrain et concéderait que cet ouvrage n’était pas pure folie. Le
second objectif de cette parodie avait été de confondre les plagiaires. En
présentant sa théorie de cette manière bizarre et visionnaire, en jouant à
l’idiot, il avait tendu un « piège aux zoïles ». Tout occupés à tourner le
livre en ridicule, ils en oublieraient de chercher la « perle enduite de boue
». Et pourtant, cette perle, elle était là. Il ne voulait pas révéler encore
son secret dans sa totalité : juste assez pour établir ses droits sur sa
découverte. Cette explication donnée par Fourier de « l’énigme des Quatre
Mouvements » soulève autant de questions qu’elle n’en résout*.
* Le seul spécialiste à avoir étudié de près les écrits de
Fourier sur « l’énigme des Quatre Mouvements » est Frank Manuel, dans le
brillant chapitre sur Fourier de son livre The Prophets of Paris (Cambridge,
Mass., 1962), dont je m’inspire ici et dans plusieurs autres passages. Je
serais toutefois en désaccord avec certaines des conclusions de Manuel : « Si
l’on devait accepter l’explication que donne Fourier du secret des Quatre
Mouvements, écrit Manuel (p. 245), il faudrait interpréter sous un autre jour
beaucoup de ses extravagances. En réalité, tout cela n’est qu’une
rationalisation après coup, destinée à se protéger du ridicule. » Les documents
présentés ici m’ont pour ma part convaincu que la rationalisation de Fourier
fut préparée à l’avance et qu’elle ne concerne pas quelque extravagance de sa
doctrine, uniquement de sa présentation.
Les écrits où Fourier la développe sont pour la plupart de
plusieurs années postérieurs à la publication du livre. Fourier s’est
entre-temps convaincu que le fiasco commercial et critique de son ouvrage est
l’effet d’une conspiration ourdie par la « cabale philosophique » de Paris, et
il a soif de revanche. Il ne s’était pas attendu, c’est clair, à la volée de
lazzi qui saluèrent la publication de l’ouvrage et, lorsqu’il parle de « piège
tendu », cela a tout l’air d’une justification après coup. Mais il faut bien
avouer que dans la suite de sa carrière, lorsque Fourier s’appliquera à
s’exprimer avec clarté et sans ambiguïté, cela donnera souvent des ouvrages
d’une bizarrerie non moins grande. Il reste, par ailleurs, que, dans sa
correspondance avec le libraire Brunot-Labbe * (soit avant la parution des
désastreuses critiques), Fourier parle déjà d’« énigme ».
* Voir Brunot-Labbe à Fourier, 14 janvier 1809, AN 10AS 25
(2) : « Du premier abord... le titre peut être regardé comme (celui d’un) livre
de mathématique plutôt qu’un livre du système d’imagination extraordinaire. Il
est venu beaucoup de personnes pour l’acheter qui, l’ayant vu, n’en ont point
voulu. Comme vous dîtes que c’est une
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