Fourier
tenté de répondre à ces questions : elles forment la base
des chapitres sur la cosmologie de Fourier et sur « l’énigme des Quatre
Mouvements ». Mais leur portée est en réalité beaucoup plus grande, car
elles se posent à propos de l’œuvre entière de Fourier, et débouchent
inévitablement sur l’interrogation que formule d’emblée le remarquable livre de
Spencer : Fourier souhaitait-il vraiment être lu 16 ? Pensait-il sincèrement, comme il le soutenait, que ses
fantaisies d’écriture (ses néologismes étranges, éclaircissements déroutants et
autres tables analogiques apparemment arbitraires) étaient autant de clés de
lecture ? Ou bien l’auteur semait-il sciemment des embûches sur le parcours du
lecteur ? La réponse n’est pas évidente.
Si les propres écrits de Fourier font ainsi problème, on n’en trouve
trace dans le livre qui constitue à lui seul ma troisième source : la
biographie « officielle » de Fourier, publiée peu après sa mort par son
disciple Charles Pellarin 17 .
Rééditée cinq fois entre 1839 et 1871, elle devint vite la bible du mouvement
fouriériste. Tout comme La Destinée sociale, de Victor Considerant, et
Solidarité, d’Hippolyte Renault, elle conquit au XIXe siècle plus de lecteurs
que les œuvres mêmes du maître. C’est d’ailleurs presque uniquement sur cette
source que s’appuyèrent toute une série de biographies rédigées par les
disciples dans les années 1840, ainsi que les notices biographiques des études
consacrées à Fourier par des chercheurs et journalistes étrangers au Mouvement.
Pour une biographie officielle, la Vie de Fourier de Pellarin
est à bien des égards digne de louange. Pellarin était un chercheur sérieux.
Son livre se fonde à la fois sur la correspondance soutenue que Fourier
entretenait avec son disciple Just Muiron, et sur divers entretiens avec la
sœur ou certains amis d’enfance du maître. Pellarin avait certes pour but d’inspirer
révérence et admiration pour les « qualités de cœur [de Fourier] » ainsi que
respect pour son « incomparable génie », mais il avait l’esprit assez ouvert
pour juger qu’une quelconque censure de cette correspondance (laquelle révèle
mieux que tout ouvrage les faiblesses et les excentricités de Fourier) pourrait
nuire à son propos. « Notre Fourier est un homme qui ne perd rien à être vu en
déshabillé », écrivait Pellarin dans une lettre datée de 1842 18 . Et il est vrai que la chaleur et la
naïveté désarmante de cette présentation de Fourier en « déshabillé » en
constituent le principal mérite.
Cette biographie, on s’en doute, tourne parfois à
l’hagiographie. Fourier y est systématiquement aseptisé et présenté, avant
tout, comme un sympathique excentrique. Pellarin minimise également les aspects
de la pensée de Fourier qui, selon lui et les autres disciples, risqueraient de
choquer ou d’offenser les lecteurs du moment : les idées radicales du maître en
matière de sexualité sont totalement passées sous silence ; dans la dernière
édition, de 1871, Pellarin se donne beaucoup de mal pour décourager tout
soupçon d’affinité entre les idées de Fourier d’une part, les « atrocités » et
le « carnage » de la Commune de Paris 19 d’autre part. Ce qui est encore plus décevant, c’est le caractère lacunaire de
la documentation de Pellarin sur les trois décennies les plus importantes pour
la vie intellectuelle de Fourier : la période qui va du début de la Révolution
française jusqu’à la première rencontre de Fourier avec Muiron, en 1818. La
jeunesse de Fourier est présentée comme une série d’images d’Epinal dont
certaines semblent n’avoir rien à voir avec les faits qui ont pu être
reconstitués 20 . La biographie
proprement dite souffre aussi du fait que Victor Considerant, on le sait à
présent, a soustrait à Pellarin au moins un document de la plus haute
importance 21 . Quoi qu’il en soit,
cette vie officielle de Fourier demeure, compte tenu des limites du genre, une
œuvre attrayante et fort utile par certains côtés. Elle a de plus les avantages
d’une source de première main : la correspondance Fourier-Muiron a disparu à la
mort de Muiron et les larges extraits qu’en cite Pellarin sont tout ce qui
reste de ces documents essentiels pour comprendre les dernières années de Fourier.
Je me suis donné pour tâche de creuser plus loin que les pieuses
louanges de Pellarin et la banale image
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