Fourier

d’« inventeur calomnié » que donne
Fourier de lui-même dans ses fragments autobiographiques. Le travail m’a bien
entendu été grandement facilité par les travaux récents qui contribuent à
dresser un tableau de la vie et de la pensée de Fourier plus juste que ceux de
Pellarin ou d’Hubert Bourgin, dont la thèse monumentale et richement documentée
ne fait cependant plus référence. J’ai en outre dépouillé les manuscrits et les
papiers de Fourier. Les plus informes (notes, brouillons, papiers épars) m’ont
été d’une aide particulièrement précieuse. Chaque fois que cela m’était
possible, j’ai daté ces fragments et les ai insérés dans la trame du récit *.
    * Dans les citations, l’orthographe de Fourier a été
respecté, sauf lorsqu’elle faisait obstacle à la compréhension du texte.
    Je me suis également efforcé, grâce aux archives de Besançon,
Lyon, Belley et Paris, de reconstituer les déplacements et activités de Fourier
(notamment pour les premières années). Mais mon principal souci a été
d’envisager sa vie et sa pensée parallèlement à l’époque et aux différents
milieux qu’il a traversés. Si je devais qualifier d’un seul mot ma méthode, je
dirais qu’elle est kaléidoscopique : j’ai organisé mes sources en séries de
petites scènes relativement indépendantes afin de situer les idées et les
activités de Fourier dans un grand nombre de contextes différents. J’espère que
cela ne m’aura empêché ni de donner une idée de la vie de Fourier dans son
ensemble, ni de souligner la cohérence, l’originalité et la beauté de sa vision
utopique.
    Il me reste à évoquer une dernière question, qui revient
régulièrement dans les ouvrages consacrés à Fourier : la question de sa santé
mentale. Après avoir d’une certaine manière partagé la vie de Fourier pendant
près de vingt ans, je crois que je le connais mieux que je ne connais certains
de mes amis les plus proches. Je ne saurais affirmer qu’il était totalement
sain d’esprit. D’un autre côté, je ne vois pas ce que l’on gagnerait à prouver
une fois pour toutes que Fourier était fou. Il n’est pas donné à tout le monde
d’imaginer un monde peuplé d’anti lions et d’anti crocodiles. Tout comme il ne
nous est pas forcément donné de voir aussi lucidement que Fourier les
contradictions, les occasions manquées et les possibilités cachées de nos
propres vies. On a souvent qualifié d’insensées (ou d’absurdes) les
spéculations cosmologiques et cosmogoniques de Fourier, tout en s’extasiant sur
la finesse de sa critique socioculturelle. Je voudrais simplement faire
remarquer que la « folie » de sa cosmogonie et la finesse de sa critique
sociale sont étroitement liées. Toutes deux affirment que l’homme est capable
de se modeler lui-même et de façonner son univers. Toutes deux procèdent de la
certitude que nos seules limites sont celles de notre désir. La « folie » de
Fourier, comme celle de son contemporain William Blake, n’est qu’une autre
facette de son optimisme radical et utopique.

PREMIÈRE PARTIE
    Le provincial autodidacte
     
    Moi SEUL j’aurai confondu vingt siècles
d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et
futures devront l’initiative de leur immense bonheur. OC I, 191.
     
     
     
    Mon réservoir d’idées est comparable à la source
du Nil : on ne la connaît pas, mais elle fournit en abondance. « Détérioration matérielle de la planète »,
La Phalange, VI (1847), 504.

CHAPITRE PREMIER
Les années de jeunesse
    « Franc-Comtois » : plus tard, il arrivera parfois à Fourier
d’utiliser le terme comme raccourci pour désigner ce mélange de lenteur
d’esprit et de dévotion bornée qui lui semblait si typique de son lieu de
naissance.
    Province montagneuse et forestière, la Franche-Comté avait été
parmi les dernières régions constituant la France telle qu’on la connaît
aujourd’hui à se voir intégrer dans la « grande nation ». Elle accuse
effectivement, à l’époque, sinon une complète arriération, du moins un certain
retard culturel. Elle n’a pas totalement échappé à l’influence des Lumières,
mais, au moment de la naissance de Fourier, elle reste un bastion de la
Contre-Réforme, qui, comme l’a écrit un historien, « exerça en Franche-Comté
une action plus tardive, plus profonde et plus durable qu’ailleurs 1 ». Avec ses maisons de pierre