Fourier
importantes, un grand nombre d’articles de journaux et, enfin, la
dernière production de Fourier, la plus étrange : une « mosaïque » d’articles
polémiques sur laquelle il perdit le contrôle de sa plume et qui dépasse les
huit cents pages. Aucun de ces ouvrages n’est achevé. Tous renvoient à un corps
de doctrine annoncé, introduit, résumé, ou simplement évoqué, mais jamais
exposé dans son intégralité. Comme l’écrit Roland Barthes : « Fourier passe son
temps à retarder l’énoncé décisif de sa doctrine, il n’en livre jamais que des
exemples, des séductions, des “ appetizers ” ; le message de son livre est
l’annonce d’un message à venir : attendez encore un peu, je vous dirai
l’essentiel très bientôt 15 . »
Si Fourier ne réussit jamais à publier ce traité définitif,
c’est que la doctrine telle qu’il l’avait envisagée au départ était trop vaste
et trop complexe pour être l’œuvre d’un seul homme : beaucoup de branches de ce
système qui se voulait universel requéraient des connaissances pointues qu’il
ne possédait pas. C’est pourquoi il annonça dès 1803 qu’il laisserait à
d’autres l’honneur de traiter des domaines mineurs. Or la modestie n’était pas
son fort, et il y a gros à parier que ses réticences n’aient pas été dictées par
le seul sentiment de ses propres limites : phobie du plagiat, peur du ridicule,
désir de jouer les naïfs pour prévenir et contrer les critiques que ses idées
ne manqueraient pas de provoquer... Le caractère parfois obscur de ses
publications semble en partie voulu. Comment expliquer autrement certains
aspects de sa présentation, certains silences ?
Cette dissimulation que l’on retrouve dans tous les écrits
publiés de Fourier déroute non seulement son biographe mais aussi tous ceux qui
veulent bien se donner la peine de le comprendre. Encore cela n’est-il rien par
rapport aux problèmes que soulève la forme incongrue de ses ouvrages : Fourier
écrivait de façon négligente, s’adonnait fréquemment à la digression et se
moquait de la grammaire. Quant à sa prédilection pour les néologismes
extravagants à souhait, elle vaut toujours à ses lecteurs bien des déconvenues.
En outre, ses livres présentent d’incompréhensibles tables des matières,
plusieurs systèmes de pagination et une riche gamme typographique. Et les idées
y sont exprimées dans une langue étrange où « pivots » et « cislégomènes »
voisinent avec « échelles mixtes » et « accords bi composés ».
Fourier s’étant lui-même présenté comme un « sergent de boutique
illettré », « étranger à l’art d’écrire », on serait tenté d’en conclure qu’il
n’était tout simplement pas capable de donner forme à ses idées. C’est bien là
ce que pensaient ses disciples, qui se permirent de réviser et de « clarifier »
ces dernières afin de les rendre accessibles à un plus grand nombre de
lecteurs. Les disciples comprenaient peut-être le public, mais il n’est pas
certain qu’ils aient compris leur maître, car lorsqu’il y mettait de la bonne
volonté, ce soi-disant « étranger à l’art d’écrire » savait déployer de
remarquables dons de prosateur. L’art du changement de ton, par exemple,
n’avait pour lui aucun secret : bien que le style didactique et magistral qu’il
affectait d’ordinaire fût malheureusement celui qu’il considérait comme le plus
efficace, il savait se montrer tour à tour inspiré, badin, froidement détaché,
ou méchamment ironique. La parodie était l’un de ses points forts et ses
critiques sociales les plus percutantes sont celles qui évoquent d’un ton
narquois la « perfectibilité » de la philosophie, les « beautés » du commerce,
ou les « joies » de la vie conjugale.
On ne peut alors manquer de se demander à quel point Fourier
était conscient de son écriture : était-il vraiment le naïf « sergent de
boutique » qu’il affectait d’être ? Ou bien un écrivain rompu au métier,
capable de prendre du recul par rapport à son œuvre ? Un peu des deux,
peut-être ? Le désordre apparent de ses livres était-il sous-tendu par une
quelconque méthode ? Si oui, quelle était donc cette méthode ? Et comment
réconcilier le côté parfois humoristique, bouffon, parodique de ses écrits avec
la façon qu’il avait de se poser en successeur de Newton, en « inventeur » de
la « nouvelle science » de l’attraction passionnée ?
J’ai
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