Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
mes mains se dérober. En quelques secondes, je rendis un enfant à la vie et remis mon sort entre les mains de Dieu.
36
César me sauva.
Au dernier moment il renonça à poursuivre Morozzi, s’élança brusquement vers le trou, plongea la main et m’empoigna – m’arrachant ainsi à une mort certaine.
Alors qu’il me hissait, tremblante et haletante, j’aperçus la silhouette de Morozzi disparaître dans la pénombre. Je tentai bien de crier, d’attirer son attention… mais la terreur me serrait la gorge, sans compter la poussière qui l’obstruait. De toute façon, il était trop tard. Les hommes de César avaient eu beau se ruer après lui, le prêtre fou nous avait encore une fois échappé.
Heureusement, Nando était vivant et en sécurité dans les bras de son père. Le petit garçon semblait hébété mais sinon indemne. Serrant fort son fils, Rocco me regarda droit dans les yeux par-dessus sa tête ébouriffée. Le soulagement et la joie qui montaient en moi s’évanouirent à la vue de son air sombre. Il me dévisagea avec ce que je pris pour une condamnation bien méritée. Puis, sans un mot, il me tourna le dos et emmena précipitamment Nando.
Je me souviens vaguement de César me portant dans ses bras pour descendre du grenier. En chemin je l’entendis faire une tirade sur la sottise des femmes en général, et d’une en particulier. Mais c’est à peine si j’écoutai, tant je me sentais profondément blessée par la perte de l’amitié de Rocco, et (pardonnez mon cœur faible) peut-être davantage. Ainsi les désirs que nous avons peur de nous avouer disparaissent-ils dans les sombres tunnels de l’oubli.
Quant à César et moi, nous émergeâmes dans la basilique alors qu’elle se remplissait lentement de prélats et de nobles venus pour les obsèques. Le spectacle d’un guerrier à l’œil mauvais portant dans ses bras une femme éperdue nous attira quelques regards interloqués. Il les ignora et se fraya un chemin à travers la foule, jusqu’à ce qu’enfin nous sentions l’air merveilleusement frais du dehors sur nous.
César me posa quelques mètres plus loin, sur le muret d’une petite fontaine. Là, je serrai mes bras contre ma poitrine dans un vain effort pour stopper les tremblements convulsifs qui s’étaient emparés de moi. Il s’agenouilla, trempa un mouchoir dans l’eau fraîche et lentement, ôta l’épaisse couche de crasse qui me couvrait le visage. Son contact apaisant semblait ne rien exiger en retour, ce qui ne lui ressemblait guère.
— Es-tu blessée ? demanda-t-il lorsque, le plus gros de la poussière et de la saleté étant enlevé, je pus respirer plus facilement et ouvrir les yeux sans faire la grimace.
Je secouai la tête. Rocco m’avait brisé le cœur d’un seul regard, mais à part cela j’étais étonnamment intacte, comme si la Nature elle-même m’avait rejetée.
— Tu as l’air blessée.
Je ne dis rien, me contentant de secouer de nouveau la tête ; mais César, sur qui on pouvait normalement compter pour ne se soucier de rien sinon de lui-même, choisit cet instant précis pour devenir perspicace.
— C’est ce verrier, n’est-ce pas ?
De nouveau je tentai de nier en bloc, et y serais peut-être parvenue si des larmes n’étaient venues creuser un sillon sur mes joues sales.
— Ha, Francesca, il mio dio !
— C’est sans importance, rétorquai-je prestement, avant de serrer les poings pour mieux sécher mes stupides larmes. À un moment donné, depuis le jour où j’étais allée voir Rocco pour lui demander de l’aide, j’avais succombé à l’illusion que ma vie pourrait être différente de ce qu’elle n’était en réalité. Que le mur qui m’enfermait pourrait s’ouvrir et qu’enfin j’émergerais, non dans la scène de mon cauchemar mais dans la lumière.
À la place, j’avais incité un homme bon à risquer non seulement sa vie mais également celle de son fils. Je n’imaginais pas un seul instant que Rocco puisse jamais me pardonner, et ne croyais pas non plus mériter un tel pardon. Au contraire, il fallait regarder la vérité en face : Morozzi et moi étions semblables, des créatures des ténèbres condamnées à lutter jusqu’à ce que l’un de nous deux (tout au moins) trépasse.
César se redressa et me tendit une main. Alors que je la prenais pour me relever, il me demanda à contrecœur :
— Est-ce que ça va aller ?
Je devais vraiment faire pitié, pour que César Borgia
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