Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
le roi Ferdinand d’Aragon et la reine Isabelle de Castille, avaient publié l’édit expulsant tous les juifs de leur royaume, des dizaines de milliers de réfugiés désespérés avaient fui vers d’autres parties de l’Europe – dont Rome. Une fois là, comme dans les autres villes, ils avaient dû s’entasser dans des ghettos déjà surpeuplés, où de plus en plus d’Hébreux étaient forcés de vivre. Celui de Rome étant situé sur un terrain marécageux en bordure du Tibre, les conditions de vie n’y avaient jamais été satisfaisantes, mais le bruit courait qu’elles empiraient maintenant de jour en jour.
— Savez-vous ce que nous allons trouver à l’adresse que le Cardinal m’a donnée ? demandai-je au moment de sortir dans la rue. Les averses de la nuit avaient fait partir la poussière et la saleté des pavés, et l’air était plus frais que les jours précédents. Une brise légère répandait le parfum des vergers de citronniers et d’oliveraies situés aux portes de la ville.
— Non, je ne sais pas, répliqua Vittoro, et il fut suffisamment prompt pour que je le croie. Mais je suis certain que quoi que l’on y trouve, vous saurez gérer la situation dignement.
Je fus surprise de sa confiance et de sa franchise. Je ne connaissais pas bien l’homme, mais je savais qu’il avait été ami avec mon père. Les deux hommes jouaient régulièrement aux échecs ensemble.
— Merci, dis-je doucement. Je ferai de mon mieux.
Ainsi chaperonnée, le trajet jusqu’au ghetto se fit sans encombre. Mais je n’arrivais pourtant pas à me défaire d’une certaine appréhension. Dès que nous passions une ruelle sombre, je revivais le moment où mes agresseurs s’étaient jetés sur moi. Le temps que nous arrivions dans le quartier de Sant’Angelo, mes paumes étaient moites et ma respiration saccadée.
— Avez-vous besoin de vous reposer ? demanda Vittoro. Il me prit légèrement par le bras pour me stabiliser.
— Non, l’assurai-je. Je vais bien.
Je regardai droit devant moi, vers les murs qui s’élevaient face à nous et les toits au-delà. Malgré la journée ensoleillée, l’ombre sinistre du désespoir semblait planer au-dessus du ghetto. Il me tardait d’en avoir fini.
— Je voudrais simplement en terminer au plus vite, expliquai-je.
— Naturellement, acquiesça-t-il.
En ce temps-là, aucun mur n’avait encore été construit autour du ghetto, même si de nombreuses rues permettant d’en sortir étaient bloquées par des tas de pierres et de gravats. Depuis l’annonce de l’édit expulsant les juifs d’Espagne, on parlait de plus en plus de la nécessité d’en ériger un, mais jusque-là cela n’avait pas été plus loin.
Pour autant, ce n’était pas chose facile d’aller et venir entre le ghetto et le reste de Rome. Les chariots n’avaient le droit de passer que par un seul point de contrôle, gardé par des condottieri qui décidaient de l’accorder ou non selon ce qu’on leur glissait dans la main.
Les piétons n’avaient guère plus de facilité. Seuls l’air d’autorité arboré par Vittoro et l’insigne des Borgia qu’il n’hésita pas à montrer nous assurèrent d’y entrer sans nous faire harceler. Mais je ne fus pas loin de le regretter, car dès l’instant où je mis les pieds dans le ghetto, je fus prise de nausée. L’odeur de tant de gens entassés dans un espace aussi exigu était accablante. Les détritus s’amoncelaient partout en tas puants recouverts d’une nuée de moustiques attirés du fleuve. À chaque marée haute une eau sale s’immisçait au rez-de-chaussée de la plupart des échoppes et logements délabrés, et laissait un dépôt de boue et de débris en se retirant. Aucun souffle d’air quasiment ne passait entre les bâtiments, si agglutinés les uns contre les autres que les rayons du soleil ne venaient presque jamais les réchauffer.
Mais tout cela paraissait dérisoire en comparaison de la masse d’êtres humains qui se déversait de chaque bâtisse et envahissait les rues : des enfants maigres aux yeux ternes ; des hommes et des femmes voûtés et usés, qui faisaient bien plus que leur âge ; et quelques très rares vieilles personnes, qui se serraient les unes contre les autres malgré la chaleur et se balançaient d’avant en arrière comme pour échapper au malheur insoutenable qu’était devenue leur vie.
— Mon Dieu, murmurai-je en saisissant la main de Vittoro.
Il hocha la tête d’un air
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