Francesca la Trahison des Borgia
peu importait ce que cet imbécile de docteur avait déclaré, il était tout simplement impossible que je sois morte. Nous étions maintenant dans la deuxième heure depuis ma découverte par Portia, et Luigi commençait à juste titre à s’impatienter. Au bout d’un moment il eut tout de même l’impression de progresser avec César, mais sur ces entrefaites un messager envoyé par Lucrèce arriva.
Sa missive était à peine lisible, apparemment, tant elle avait versé de larmes dessus. Elle disait tout d’abord que ce qu’elle venait d’apprendre était nécessairement « le mensonge le plus calomnieux et le plus vil qui lui ait été donné d’entendre de sa vie », et qu’il fallait rétablir la vérité au plus vite. Mais dans le cas où il s’avérerait que ce ne soit pas une invention fallacieuse, elle exigeait que je sois ramenée immédiatement à la maison, pour permettre à ceux qui m’aimaient de me pleurer de façon décente et de m’accompagner jusqu’à ma dernière demeure. Pour elle, « à la maison » signifiait apparemment le palazzo Santa Maria in Portico, où je n’avais vécu que très brièvement après l’ascension de Borgia à la papauté — et d’où Lucrèce semblait à présent décidée à organiser mes funérailles.
À l’évidence, mon plan grandiose n’avait pas paré à toutes les éventualités.
Luigi protesta. Il brandit le testament, s’époumona, sollicita, cajola. Il finit par supplier. César n’en eut cure : sa sœur chérie avait tout à fait raison. Je ne m’étais pas suicidée ; j’avais forcément péri aux mains du prêtre fou, Morozzi, qui allait payer pour ce qu’il avait fait en subissant l’agonie la plus atroce de toute l’histoire de la Création. D’ailleurs, il allait offrir un prix à quiconque proposerait des idées novatrices pour lui infliger une mort si terrible qu’on en parlerait encore dans plusieurs siècles. La ville entière serait sommée d’y prendre part ; les gens viendraient de centaines de kilomètres à la ronde ; un banquet serait organisé en mon honneur, et aussi des jeux. Oui, des jeux, par le diable ! Il sacrifierait lui-même un taureau.
En attendant, pour empêcher que l’immonde rumeur sur mon soi-disant suicide n’enfle, on donnerait une messe en mon honneur, dite par Sa Sainteté elle-même, le pape Alexandre vi. Je me demande bien ce que Borgia pensa de cette idée lorsqu’on lui en fit part, certainement peu après. Peut-être était-il disposé à accepter, dans l’espoir de mettre un peu de baume au cœur de sa fille, dont le mariage n’était plus qu’à quelques jours maintenant. Il devait aussi à n’en pas douter craindre pour sa propre sécurité, et s’attendre à voir Morozzi jaillir à tout moment de derrière une colonne pour l’attaquer. Avec un tel danger pouvant s’abattre sur lui à tout instant, il ne pouvait se permettre d’avoir des tensions au sein de sa famille. Mais au bout du compte, peu importe la raison qui le poussa à accepter : de fait, tout espoir que j’avais d’être rapidement enterrée dans le tombeau familial de Luigi s’envola en cet instant-là.
Pire encore (vraiment, toute cette situation allait de mal en pis à une vitesse effrayante), Rocco était d’accord avec César. Il apostropha le pauvre Luigi en lui disant qu’il était proprement scandaleux de suggérer que j’aie pu m’ôter la vie, et lui affirma que j’aurais droit à ce que mon père n’avait pas eu (et ce à mon grand regret), à savoir des funérailles dignes de ce nom. Et le premier qui trouverait à redire à cela verrait de quel bois il se chauffait.
Tout cela explique pourquoi (pour autant que l’on puisse véritablement expliquer quoi que ce soit des événements de cette journée), alors que la matinée était déjà avancée, je fus transportée sur un brancard, d’abord dans les escaliers, puis dans la loggia, pour enfin arriver dans la rue et commencer ma procession, devant la foule silencieuse, jusqu’à la basilique Saint-Pierre.
Ou, pour être plus précis, jusqu’à la chapelle Sixtine. Là, on me posa sur le premier catafalque venu — celui-là même, je présume, qui avait accueilli le corps du pape Innocent viii l’année précédente pour la veillée funèbre. Piquante ironie, n’est-ce pas, si l’on songe qu’il s’était peut-être retrouvé là à cause de moi. Borgia se tenait à l’entrée de la chapelle pour m’accueillir.
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