Frontenac_T1
restrictions le sens de lâhonneur et du sublime. Ah! le sublime cornélien! Dans un si grand revers que vous reste-t-il? demanda Nérine. Et Médée de faire cette terrible réponse : Moi. Moi, dis-je, et câest assez.
Madame de Champigny sâégaya. Elle afficha un sourire ravi. Louis enchaîna :
â Mais, trêve de lamentations, madame. Donnez-moi plus fermement votre bras, fit Louis dâune voix résolue, dans un soudain accès de gaieté.
Il imprima à son pas une ardeur nouvelle.
â Profitons de cette exceptionnelle soirée. Je ne me souviens pas dâavoir perçu autant de douceur dans lâair un 25 de septembre. Ne dirait-on pas un soir de printemps, malgré ce troublant parfum dâarrière-saison? Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée... Vous connaissez ce sonnet?
Lâépouse de lâintendant avoua son ignorance.
â Câest de Mainard, un disciple de Malherbe, Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée, mon dernier jour est dessus lâhorizon. Tu crains ta liberté. Quoi! nâes-tu pas lassée dâavoir souffert soixante ans de prison?
Et Louis se mit à réciter dâune voix chaude et passionnée quelques beaux madrigaux lyriques du début du siècle. Sa mémoire de la poésie et sa connaissance de la littérature étaient encore sans faille et il enfilait les stances comme des perles, sans la moindre hésitation. Ces vers quâil semblait affectionner particulièrement établissaient dâémouvantes correspondances entre le paysage et lââme. Puis il sâattarda à Charles dâOrléans, dont il connaissait par cÅur lâÅuvre entière.
â Le Temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et sâest vêtu de broderie
De soleil luisant, clair et beau.
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie
Gouttes dâargent dâorfèvrerie;
Chacun sâhabille de nouveau :
Le Temps a laissé son manteau.
Marie-Madeleine lâécoutait avec ravissement en regrettant de ne pouvoir le relancer sur son terrain, sa propre culture littéraire étant assez incomplète. Elle pensa avec amusement à son mari qui avait toujours entretenu un dédain hautain pour les poètes, ces « scribouilleurs dâutopies », ces « mâche-laurier », ces « poétastres », comme il les appelait avec ironie, bornant sa curiosité à dâennuyants traités de science, de commerce ou de finances.
Les jardins dans lesquels ils évoluaient incitaient particulièrement à la poésie. Le rouge flamboyant des vinaigriers annonçait avec panache le crépuscule de la saison chaude, et le soir tombant nimbait la voûte céleste de beaux reflets bleu-mauve. Dâodes en sonnets, de lais en madrigaux, Louis finit par ramener galamment sa compagne à son mari. Lâombre du mont Royal enveloppait toute la ville et précipitait la fin du jour sur le château de Callières.
â Monsieur de Frontenac, fit cette dernière en le quittant, vous avez été dâune excellente conversation, je vous en remercie.
Parodiant lâabbé de Saint-Pierre, un mondain parisien dont la boutade avait jadis couru les salons, Louis répondit fort obligeamment :
â Madame, je ne suis quâun instrument dont vous avez bien joué.
Puis il sâéloigna en les saluant bien bas, le cÅur traversé dâune pointe dâenvie à lâégard de lâintendant et du couple malgré tout assez touchant quâil formait avec madame de Champigny.
* * *
Deux semaines plus tard, Callières recevait à table et une vive animation régnait dans la salle à manger du château. Le souper copieux et abondamment arrosé réunissait de nombreux convives qui avaient mangé et bu jusquâà une heure avancée. Les femmes sâétaient retirées les premières, laissant derrière elles une poignée dâhommes en verve et passablement éméchés qui continuaient à fumer, à boire et à deviser gaiement. Ils étaient encore attablés devant les reliefs de la fête et certains, incommodés par lâexceptionnelle touffeur dâorage qui régnait, avaient laissé tomber la redingote et desserré la cravate. Les flammes des chandelles
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