Frontenac_T1
avec eux sans de nouveaux secours.
Louis haussa les épaules et les laissa retomber dans un long soupir. Ce geste dâimpuissance alarma Marie-Madeleine. Il lui semblait que les rides sillonnant les joues burinées étaient plus profondes et le dos plus voûté. Le désenchantement qui saisissait le vieux Frontenac devant lâénormité de la tâche à accomplir lui parut de mauvais augure. Elle mesurait pour la première fois la profonde solitude de lâhomme.
â Et voyez encore ce qui est advenu de la délégation du chevalier dâO, continua Louis dâune voix brisée, enferré quâil était dans sa logique défaitiste.
Cet épisode raté le torturait depuis des semaines. Le fait de nâen avoir encore aucune nouvelle le mettait au supplice. Ses hommes avaient-ils été sacrifiés ou étaient-ils encore vivants, mais prisonniers? Et si oui, où, et dans quelles tristes conditions? Ãparpillés dans les cantons iroquois dans lâattente angoissée dâune mort misérable ou croupissant sans espoir dans les geôles anglaises?
â Jâai péché, là aussi, par excès de confiance. Peut-être ai-je été mal conseillé? Mais une chose est certaine, la démarche a coupé court. Moi qui me vantais de connaître la mentalité iroquoise... Jâai eu tout faux, madame, tout!
â Mais nâavez-vous pas envoyé vos éclaireurs pour savoir ce quâil en était?
â Si fait, madame, et à plusieurs reprises, mais personne nâa pu me fournir la moindre explication. Jâai même dépêché, il y a quelques semaines, un de mes hommes au baron de Saint-Castin. Ses Abénaquis en sauront peut-être davantage. Ils espionnent assez habilement les Anglais de Boston et sont au courant de tout ce qui sây trame.
Lâépouse de lâintendant se lança alors dans un dithyrambe propre à tirer son interlocuteur de la hantise dans laquelle elle le voyait sombrer. Elle lui représenta avec force que la confiance des Montréalistes avait été ranimée grâce au pacte renoué avec les Indiens des pays dâen haut et aux trois victoires récentes sur lâAnglais. Quâils se sentaient davantage en sécurité sous sa gouverne, et que le retour des alliés ramenant des milliers de livres de castor rétablirait la prospérité économique. Elle lâassura quâil fallait considérer le revers actuel comme un moindre mal et se réjouir plutôt dâavoir échappé à lâarmée de Winthrop. Et quâil était lâartisan de cette transformation radicale : un peuple défait sâétait mué, en quelques mois et sous son autorité, en un peuple de conquérants, confiant en lâavenir! Nâétait-ce pas un exploit dont il devait à juste titre se réclamer?
Alors quâil nâavait pas toujours prêté une oreille attentive au babillage des femmes, Louis se découvrit étonnamment sensible à celui de Marie-Madeleine de Champigny. Lâéclairage plus clément quâelle lui renvoyait des récents événements le rasséréna. Peut-être avait-elle raison, après tout? Il bénit lâintelligence et la lucidité de son interlocutrice et, dans un élan de reconnaissance, il pressa plus fort le bras de sa compagne.
â Et nous avons pu admirer vos talents de comédien, continua cette dernière sur un ton plein dâentrain. Cette danse de la guerre que vous avez mimée avec un naturel rare mâa paru digne dâun Molière.
Le sourire de fausse humilité quâil lui décocha était éloquent : le compliment le touchait au cÅur. Louis se ressaisissait enfin.
â Oh! madame, je nâai fait que tenter de mâaccommoder à la façon de faire des sauvages. Mais la référence à Molière trouve tout à fait place ici. Nos Indiens ont des façons de faire très proches du théâtre. Ils ont le sens du grandiose dans leurs discours et leurs manières. Ils dansent, miment et déclament avec un naturel qui me confondra toujours, et la verve de leurs palabres sâapparente à celle des sénateurs romains. Ce sont des comédiens-nés! Savez-vous que jâai beaucoup pratiqué nos grands tragédiens, autrefois, surtout Corneille, dont je partage sans
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