Frontenac_T1
dâun même funeste pressentiment. Louis prit les lettres puis, se ravisant, les tendit à son secrétaire. Il se cala dans sa chaise et attendit la suite avec fatalisme.
â Que peut-il se passer encore dâassez urgent pour que le major Provost, qui nâécrit quâune fois lâan et avec peine, mâexpédie deux lettres coup sur coup?
Monseignat rompit le fil reliant les missives, décacheta la première et lâouvrit dâun geste impatient. Sa main tremblait légèrement. Quelques taches dâencre que Provost nâavait pas pris le temps dâéponger témoignaient de lâurgence de la situation. Lâexprès était daté du 5 octobre.
â Lisez, lisez!
â Pardonnez mon intrusion, monseigneur, mais je crois que lâurgence de la situation le justifie. Jâai acquis la conviction que Québec est sur le point dâêtre attaquée par une importante flotte anglaise. Je viens tout juste de recevoir un messager abénaquis venu à marche forcée depuis Pescadouet, en Acadie, et envoyé par monsieur le baron de Saint-Castin. Ce dernier a fait surveiller les frontières des colonies anglaises, et ses hommes ont capturé une puritaine, près de Portsmouth, qui leur a révélé quâune trentaine de vaisseaux ont quitté Boston, il y a quelque temps, pour venir attaquer Québec... Croyez bien que je demeure en attente de vos ordres et que jâaurai pris, entre-temps, toutes les dispositions qui sâavéreront utiles pour protéger la ville dâune attaque ennemie.
â Passez à lâautre.
Le jeune officier prit le second pli qui datait du 6 du même mois et le tendit devant lui. Cette fois, le ton était plus pressant. Le major lui marquait que le sieur de Canonville avait aperçu près de Tadoussac vingt-quatre bâtiments anglais, dont huit fort gros. Il ajoutait que sur cet avis, il avait détaché le sieur de Grandville, son beau-frère, avec un bateau de pêche à deux mâts et un canot bien armé pour les espionner et en savoir davantage. Il se disait en attente dâordres précis sur la marche à suivre, tout en rappelant les dispositions déjà prises pour protéger Québec. Lâinquiétude était patente.
Louis réfléchissait. Il était loin dâêtre convaincu de la réalité dâune telle menace.
â Mais bougre de Dieu! finit-il par réagir, je croyais les Anglais plutôt occupés du côté de lâAcadie, si je me fie aux dernières lettres de Saint-Castin. Port-Royal ne peut avoir capitulé si rapidement, à moins de sâêtre trouvée dans un état pire que ce que jâen savais ou dâavoir été attaquée par une force imposante. Mais jâai peine à imaginer que de telles ressources aient pu provenir des Bostonnais, toujours si peu organisés. Callières, quâen pensez-vous?
Le gouverneur de Montréal répondit, avec une placide contenance :
â Je pense quâil est fort plausible, au contraire, que nos ennemis se trouvent à si peu de lieues de Québec et que lâAcadie soit tombée rapidement entre leurs mains. Rappelez-vous, monseigneur, le dernier rapport du gouverneur de Menneval. Il se plaignait que Port-Royal ne comptât que quatre-vingt-dix hommes de garnison, dix-huit pièces de canon pas même en batterie * , des fortifications en si mauvais état quâelles ne pouvaient les garantir dâun coup de main ennemi. Et quâils manquaient de tout. Quant aux autres postes, ils étaient encore moins fortifiés et aussi mal pourvus. La plupart des habitations françaises sont encore plus écartées quâici et absolument sans défense.
â Les distances sont si grandes et nous sommes si isolés dans ce terrible pays que les nouvelles nous arrivent toujours trop tard... Enfin, fit Louis, dans un geste dâagacement, je suppose que nous nâavons pas dâautre choix que de nous précipiter à bride abattue sur Québec, au cas où les Anglais auraient réussi le miracle de monter une flotte de guerre. Ce dont je doute fort...
Callières songeait à lâattaque réussie des frères Kirke, soixante ans plus tôt, et à la chute de Québec. Lâoccupation anglaise avait duré trois ans et forcé les Canadiens à plier bagage et à rentrer en
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