Frontenac_T1
à la navigation. Il se jura de faire rendre gorge au propriétaire, cette fois. Mais plus on écopait, plus le niveau dâeau montait. Force fut bientôt de se rendre à lâévidence : le bateau coulait.
â Mais il faut évacuer. Allez, grouillez-vous! Faites signe aux autres embarcations de nous venir rescaper, fit Louis, en gesticulant comme un damné.
Alertés par des signaux de détresse, quelques canots sâapprochaient déjà , lorsque Louis tira Champigny par le bras.
â Allez, allez, préparons-nous, messieurs. Ce nâest pas le temps de prendre un bain par cette température. Voilà , il y a un canot qui sâapproche. Aidez-moi à y monter, monsieur lâintendant.
Louis posa dâautorité son bras valide sur lâépaule de Champigny. Le baron de La Hontan, debout dans la fragile nacelle dâécorce qui sâétait rangée en parallèle à la barque, se prit à leur expliquer la marche à suivre pour éviter de les faire chavirer.
â Nous savons, nous savons, mon jeune ami. Ce nâest quand même pas la première fois que nous montons dans pareille embarcation, répliqua Louis, agacé.
Il nâavait quand même pas sillonné ce pays dâun bout à lâautre pour se faire donner la leçon par ce jeune coq.
Louis franchit la première étape sans peine, mais les choses se gâtèrent quand il voulut se glisser dans lâembarcation. Une oscillation du canot lui fit perdre lâéquilibre, balancer le tronc dâavant en arrière dans une valse-hésitation du plus haut comique, puis basculer à la renverse dans lâeau glacée. Le malheur voulut que Champigny, auquel Louis sâétait cramponné dans lâespoir de reprendre pied, soit entraîné à sa suite. Les deux hommes disparurent sous lâeau, sâagrippèrent désespérément lâun à lâautre parce quâils ne savaient pas nager, et reparurent au bout de quelques instants en battant frénétiquement des bras. On se précipita pour les repêcher.
Frontenac fut hissé à bord le premier et se retrouva affalé entre deux bancs en claquant des dents, son bel uniforme de parade trempé et déformé, ses dentelles et ses rubans défrisés et pendants, son crâne à nu. Ses rares cheveux collés au front et aux tempes lui faisaient une auréole à la Socrate. Sa perruque, trop lourde, avait coulé à pic, cependant que son beau chapeau à plumes, récupéré à lâaide dâune rame, avait lâair dâun triste épouvantail. La Hontan lâenroula dans une couverture pendant que lâon rescapait Champigny. Lâintendant fut à son tour hissé à bord, toussant et crachotant comme un phtisique. On le déposa, tel un paquet dégoulinant, à côté de Frontenac quâil foudroya dâun regard assassin. Il contenait avec peine une rage explosive.
«Comment ce Frontenac de malheur a-t-il pu être assez maladroit pour me plonger â câest le seul mot qui lui vint à lâesprit â dans une situation aussi ridicule! » sâinterrogeait-il, en frissonnant de tous ses membres. «Jamais je ne lui pardonnerai! »
Puis on leur versa à tous deux une grosse rasade de rhum quâils furent tenus dâavaler cul sec.
â Tout est perdu, fors lâhonneur. La Marine de Sa Majesté est en déroute, son état-major est à demi noyé et sa flotte prend lâeau. Mais sachez bien, messieurs les Anglais, que nous vous ferons face, quitte à le faire à la nage, sâil le faut!
La boutade décochée à tue-tête par le baron de La Hontan pour dérider lâatmosphère était un pari risqué. Sa répartie théâtrale, assortie dâune référence à la célèbre phrase de François I er lors de la fameuse bataille de Pavie, tomba dru. Ses coéquipiers durent se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire, de peur dâêtre cloués au pilori. Quant à lâimpertinent baron, il risquait une solide dégelée.
Frontenac leva un regard étonné sur le plaisantin et le considéra avec grand sérieux. Puis il posa les yeux sur Champigny, dont lâair courroucé sâintensifiait. Lâintendant ne décolérait pas et le fixait dâun Åil mauvais,
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