Frontenac_T1
Saint-Louis avait une singulière beauté, qui ne tenait pas tant à la nature des matériaux plutôt modestes dont il était fait quâau site spectaculaire sur lequel il avait été érigé. On lâavait construit sur le Cap-aux-Diamants, une imposante falaise de granit et de basalte surplombant la basse-ville et offrant une vue plongeante sur le petit port et sur lâimmense Saint-Laurent. Par temps clair, lâÅil ne se rassasiait jamais de couvrir si grand ni de courir si loin au large, bien au-delà de lâîle dâOrléans et jusquâà lâencolure du golfe, annonçant déjà la mer.
Louis connaissait le vieux bâtiment pour lâavoir arpenté des dizaines de fois et il lâavait retrouvé avec un mélange de tristesse et de nostalgie, clairement teinté dâirritation. Il lui semblait quâon lâavait délibérément laissé à lâabandon. Ãdifié par Champlain, rénové par Montmagny et les gouverneurs précédents, il avait mal résisté au temps. Il craquait et prenait lâeau de toutes parts comme un vieux rafiot travaillé par le vent et le gel. Les lambris de plâtre des murs et des plafonds tombaient en morceaux, les lattes de chêne des planchers étaient disjointes et à certains endroits carrément pourries. Le grand escalier sâavérait quasi impraticable. Son secrétaire lâavait emprunté récemment et avait failli y laisser la vie : la balustrade avait cédé et le malheureux Monseignat était resté accroché dans le vide, comme une carpe à lâhameçon. Mais le pire, câétait la toiture, qui avait perdu par endroits son étanchéité, surtout du côté des versants sud, plus exposés au soleil et aux intempéries, de sorte que lors des grandes pluies, il pleuvait aussi à lâintérieur. Pour conserver un semblant de décorum dans la salle à manger où il recevrait à table deux fois la semaine, Louis avait commencé à faire construire un système de faux plafonds servant à détourner lâeau vers lâextérieur.
Câest une honte dâabriter un gouverneur général dans une pareille masure, avait-il récemment écrit dâune plume indignée à son ami le duc de Lude, grand maître de lâartillerie, cela fait insulte au roi, que je représente. Même lâintendant est mieux logé que moi dans cette ancienne brasserie construite par monsieur Jean Talon et convertie en palais de lâintendance! Est-ce normal quâun intendant ait le pas sur un gouverneur?
Les espoirs que nourrissait Louis de redonner un peu de la splendeur passée au vieux château étaient peu réalistes. La main-dâÅuvre coûtait cher en Nouvelle-France et ses réserves étaient à sec. Aussi avait-il commencé par reprendre contact avec Aubert de La Chesnaye et quelques autres marchands de la place Royale, afin de faire libérer assez de crédit pour mettre en branle les travaux les plus urgents. Et sâil représentait clairement au roi lâétat de délabrement dans lequel se trouvait sa demeure, peut-être parviendrait-il à lâinfléchir favorablement? Il savait combien il fallait être insistant et se montrer patient avec Louis XIV, le souverain sâavérant prodigue de conseils mais étrangement dur dâoreille quand on sollicitait ses deniers.
Lorsquâil repensait à la faveur accordée à Denonville, une pointe dâamertume jalouse le traversait encore. Il est vrai que ce dernier était issu dâune famille de noblesse plus riche et en meilleure posture que la sienne à la cour et que, pour avancer dans le métier de courtisan, il fallait faire preuve dâune allégeance plus inconditionnelle que celle dont il avait témoigné jusquâici. Mais Louis XIV ne lui avait quand même pas cédé cette commission de gouverneur et de vice-roi du Canada discrètement, comme une aumône. Il la lui avait offerte ostensiblement, telle une décoration.
Une responsabilité dâailleurs convoitée par plusieurs personnages éminents qui auraient donné cher pour être à sa place. Lors de sa première nomination en Canada, le gendre de madame de Sévigné, le comte de Grignan, était au nombre des aspirants au fauteuil vice-royal. Le
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