Frontenac_T1
prophétique :
â Il nây aura jamais de place en Amérique pour deux colonies qui ne subsistent que par les fourrures. Les Anglais sont jaloux de notre commerce et de notre alliance avec les tribus de lâOuest et rêvent de nous remplacer. Si jamais ils nous écrasent, vous verrez le peu de cas quâils feront des Iroquois, quâils ne courtisent que pour sâen servir comme bouclier humain en attendant de sâemparer de leurs terres. Câest une lutte à mort que nous menons. Jâen ai assez débattu avec le dernier gouverneur en titre de la NouvelleYork, sir Thomas Dongan. Méfiez-vous de lui, il est intelligent, ambitieux et tortueux, et ne rêve que de lancer une double attaque contre nous. Une pareille équipée, menée par terre et par mer, nous ruinerait en une année. Que voulez-vous, la population anglaise croît plus vite que son territoire et, acculée comme elle est le long de la côte, elle ne pourra prospérer quâen nous délogeant... Vous mâexcuserez, mais jâai encore des affaires pressantes à régler avant de mâembarquer. Considérez ce que je viens de vous dire comme le testament politique dâun gouverneur qui éprouvera toujours beaucoup dâattachement pour cette colonie.
Le marquis sâinclina très bas devant Frontenac, tout en esquissant un sourire de convenance.
â Je vous souhaite meilleure chance que moi... si tant est que la chance puisse changer quelque chose à la terrible situation actuelle.
Et Jacques Brisay de Denonville se retira, laissant Louis seul face à lui-même et rongé par lâenvie. Car nâétait-il pas aussi méritant que cet homme quâon ramenait en France pour le couvrir dâhonneurs et de gratifications? Nâavait-il pas une aussi imposante feuille de route? Un demi-siècle durant, Louis avait guerroyé sur tous les champs de bataille dâEurope, au point dây laisser son bras droit et sa santé, que diable! Quand on lui avait enfin accordé la commission de maréchal des camps et armées du roi, il comptait déjà vingt et une années de service actif. Nâétait-ce pas suffisant pour que le roi lui octroie quelque sinécure lui permettant de couler enfin des jours tranquilles à lâabri des tracasseries?
Mais comme lâamertume nâavait jamais longtemps prise sur lui, il se secoua énergiquement et se tira de sa morosité. Lâambition et la bravade lâaiguillonnaient encore. Il aimait se battre. Par atavisme, pour lâodeur de la poudre, mais surtout pour exister, sâaffirmer, triompher. «Je sortirai ce pays de son marasme et lâon verra bien, à Versailles, de quoi est capable un de Buade! »
Frontenac quitta si précipitamment la pièce que ses gardes, postés devant la porte, eurent quelque difficulté à lui emboîter le pas.
* * *
Un large pinceau de soleil balaya la table de travail de Louis et lâobligea à retraiter momentanément vers le petit secrétaire de bois de rose, adossé au mur nord. La lumière trop intense lui donnait mal aux yeux. Québec scintillait en contrebas, transpercée dâéclats lumineux. Les petites maisons de la ville basse se tassaient les unes contre les autres, coquettement coiffées de toits à deux versants recouverts de bardeaux.
Le cabinet de travail était situé au rez-de-chaussée du château Saint-Louis et communiquait avec une salle plus exiguë où Louis avait installé Charles de Monseignat, son secrétaire particulier. Le jeune officier était entré en fonction quand il avait complètement perdu lâusage de sa main droite. Une violente crise dâarthrite avait achevé ce que sa blessure de guerre avait amorcé. Il ne pouvait plus tenir la plume, lui qui avait toujours aimé écrire. Mais quây pouvait-il? Il sâétait résigné à embaucher un secrétaire quâil avait dû payer à même une cassette personnelle déjà fort alourdie. Un salaire à rajouter à ceux de lâaumônier, des cuisinières, de ses valets de pied et de ses quatre gardes personnels. Pour économiser, il avait élu domicile à lâétage supérieur, dans une enfilade de trois pièces à peine habitables donnant sur le manège militaire. On y gelait lâhiver et, lâété venu,
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